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cond, les magistratures sont des témoignages d'honneur: or, telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne1 punissoit ceux qui refusoient les dignités et les emplois de son État. Il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner, d'ailleurs, prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime, qu'un citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une place inférieure à celle qu'il a occupée? On voyoit souvent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après, sous son lieutenant 2. C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'État un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernemens despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIÈME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il seroit bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes, dans la république, qu'en qualité de défenseur des lois et de la patrie: c'est parce que l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple, et la force pour en abuser3.

marques de la corruption de la république. Dans ses Lois, liv. VI, il veut qu'on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par l'exil. 4. Victor-Amédée.

2. Quelques centurions ayant appelé au peuple, pour demander l'emploi qu'ils avoient eu: a Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme honorables tous les postes où vous défendrez la république. (Tite Live, liv. XLII, chap. xxxiv.)

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3. Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militia

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre, et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire; elle fut une suite du changement de la constitution de Rome elle étoit de la nature du gouvernement monarchique; et ce qui ne fut que commencé sous Auguste', les empereurs suivans? furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul 3, il rendit à cette magistrature le commandement des armées, qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un homme qui aspire à la souveraineté cherche moins ce qui est utile à l'État que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce qu'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanens. Suidas' dit trèsbien qu'Anastase avoit fait de l'empire une espèce d'aristocratie, en vendant toutes les magistratures.

Platon 5 ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on faisoit quelqu'un pilote ou matelot pour son argent. Seroit-il possible que la règle fût mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût de la vie, et bonne seulement pour conduire une république? » Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendroient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendroient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince.

vetuit Gallienus; etiam adire exercitum.» (Aurelius Victor, De viris illustribus, ou plutôt De Cæsaribus, chap. xxxIII.)

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4. Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs, le droit de porter les armes. (Dion, liv. LIII.)

2. Constantin. Voy. Zosime, liv. II.

3. Ammien Marcellin, liv. XXVI. « Et civilia more veterum et bella

recturo. »

4. Fragmens tirés des Ambassades de Constantin Porphyrogénète. 5. République, liv. VIII.

Enfin, la manière de s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie : chose dont cette espèce de gouvernement a grand besoin.

CINQUIÈME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit: tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet aréopagite qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s'étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l'aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée sur les mœurs.

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs: elles sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout l'univers. Tout homme qui y manque est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont point.

Là, les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la corruption d'une monarchie; mais la corruption d'une monarchie seroit trop forte

contre eux.

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les gouvernemens despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement.

LIVRE VI.

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES DES DIVERS GOUVERNEMENS, PAR RAPPORT A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENS ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEines.

CHAP. I.

De la simplicité des lois civiles dans les divers gouver

nemens.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux

4. Paresse de l'Espagne: on y donne tous les emplois.

donnent des décisions. Elles doivent être conservées; elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'État.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison

même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux; paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués; du lignage, ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers; rentes foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de biens est soumise à des règles particulières; il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernemens, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût un certain bien, c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, et ne peut avoir d'attention sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne par une volonté rigide qui est partout la même; tout s'aplanit sous ses pieds.

A mesure que les jugemens des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernemens modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de

la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois.

Dans les gouvernemens où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des priviléges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

Un des priviléges le moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires; c'est-à-dire celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

Les peuples des États despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même : tout est vide autour de lui. Aussi lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils des lois civiles 1.

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paroît à découvert, n'étant pas cachée, Dalliée ou protégée par une infinité de lois.

CHAP. II.

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- De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernemens.

On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n'y aura donc que les plus ignorans

4. Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écrite. Voy. le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. IV, part. I, p. 391. Les Indiens ne se règlent, dans les jugemens, que sur de certaines coutumes. Le Védam et autres livres

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