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de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux hommes de savoir?

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

En Turquie, où l'on fait très-peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine promptement, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le bacha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux.

Et il seroit bien dangereux que l'on y eût les passions des plaideurs elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu'on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connoître qu'il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéantissement.

Mais, dans les Etats modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu'après un long examen; on ne le prive de la vie que lorsque la patrie ellemême l'attaque; et elle ne l'attaque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.

Aussi, lorsqu'un homme se rend plus absolu ', songe-t-il d'abord à simplifier les lois. On commence dans cet État à être plus frappé des inconvéniens particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout.

On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l'un et dans l'autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l'on y fait de l'honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout; dans le second, c'est parce qu'ils ne sont rien.

pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux, voy. Lettres édifiantes, XIV⚫ recueil.

4. César, Cromwell, et tant d'autres.

CHAP. III.

·Dans quels gouvernemens et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi.

Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe; et c'étoit un vice de la république de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger. A Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores: on en sentit les inconvéniens, et l'on fit des lois précises.

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Dans les États despotiques, il n'y a point de lois le juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques, il y a une loi; et là où elle est précise, le juge la suit; là où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi. Il n'y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s'agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie.

A Rome, les juges prononçoient seulement que l'accusé étoit coupable d'un certain crime; et la peine se trouvoit dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent faites. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté devant eux est prouvé ou non; et, s'il est prouvé, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait et, pour cela, il ne lui faut que des yeux.

CHAP. IV. De la manière de former les jugemens.

De là suivent les différentes manières de former les jugemens. Dans les monarchies, les juges prennent la manière des arbitres : ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. Cela n'est point de la nature de la république. A Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquoient point : chacun donnoit son avis d'une de ces trois manières, j'absous, je condamne, il ne me paroît pas : c'est que le peuple jugeoit ou etoit censé juger. Mais le peuple n'est pas jurisconsulte; toutes ces modifications et tempéramens des arbitres ne sont pas pour lui; il faut lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait; et qu'il n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.

Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent des formules d'actions 2, et établirent la nécessité de diriger chaque affaire par

1. Non liquet. »

2. « Quas actiones ne populus, prout vellet, institueret, certas solem«nesque esse voluerunt. » (Leg. 2, S6, Dig., De orig. jur.)

l'action qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans leur manière de juger il falloit fixer l'état de la question, pour que le peuple l'eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande affaire, cet état de la question changeroit continuellement, et on ne le reconnoîtroit plus.

De là il suivoit que les juges, chez les Romains, n'accordoient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi1, où la manière de prononcer étoit plus dans la disposition du juge. Ceci étoit plus conforme à l'esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes françois disent-ils « En France2, toutes les actions sont de bonne foi. >>

CHAP. V. Dans quels gouvernemens le souverain peut

être juge.

Machiavel3 attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèsemajesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit juges établis. « Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. » J'adopterois bien la maxime de ce grand homme; mais comme dans ces cas l'intérêt politique force pour ainsi dire l'intérêt civil (car c'est toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses : ils permirent aux accusés de s'exiler1 avant le jugement; et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés pour que le peuple n'en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l'on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourroit faire de sa puissance dans le jugement des crimes: il voulut que l'aréopage revît l'affaire; que, s'il croyoit l'accusé injustement absous, il l'accusât de nouveau devant le peuple; que s'il le croyoit injustement

1. Dans lesquelles on mettoit ces mots : Ex bona fide.

2. On y condamne aux dépens celui-là même à qui on demande plus qu'il ne doit, s'il n'a offert et consigné ce qu'il doit.

3. Discours sur la première décade de Tite Live, liv. I, chap. vII.

4. Cela est bien expliqué dans l'oraison de Cicéron Pro Cacinna, à la fin, $ 100.

6. C'était une loi d'Athènes, comme il paraît par Démosthènes; Socrate refusa de s'en servir.

6. Démosthènes, Sur la couronne, p. 494, édition de Francfort, de l'an 1604.

condamné1, il arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi admirable, qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature qu'il respectoit le plus, et à la sienne même!

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid.

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution seroit détruite; les pouvoirs intermédiaires dépendans, anéantis; on verroit cesser toutes les formalités des jugemens; la crainte s'empareroit de tous les esprits; on verroit la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monarchie. Voici d'autres réflexions. Dans les Etats monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre : s'il jugeoit lui-même, il seroit le juge et la partie.

Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations : s'il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge et la partie.

De plus, il perdroit le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce à il seroit insensé qu'il fît et défît ses jugemens; il ne voudroit pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondroit toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous, ou s'il recevroit sa grâce.

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de La Vallette, et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d'État, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit : « Qu'il voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étoient réservé que les grâces, et qu'ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté voudroit bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, iroit dans une heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule levoit les interdits des églises; qu'on ne devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit, dans son avis : « Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort'. »

1. Voy. Philostrate, Vies des Sophistes, liv. I; Vie d'Eschines.

2. Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l'on condamne à la mort, à l'exil, à la prison. (Lettre vIII.)

3. Voy. la relation du procès fait à M. le duc de La Vallette. Elle est imprimée dans les Mémoires de Montrésor, t. II, p. 62.

4. Cela fut changé dans la suite. Voy. la même relation, t. II, p. 236.

Les jugemens rendus par le prince seroient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugemens. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger : nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

<< Claude, dit Tacite1, ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : « Qu'il se garderoit bien d'être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir de quelques affranchis2. >>

« Sous le règne d'Arcadius, dit Zosime3, la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. Lorsqu'un homme étoit mort, on supposoit qu'il n'avoit point laissé d'enfans'; on donnoit ses biens par un rescrit. Car, comme le prince étoit étrangement stupide, et l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servoit l'insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de sorte que, pour les gens modérés, il n'y avoit rien de plus désirable que la mort. »

« Il y avoit autrefois, dit Procope', fort peu de gens à la cour; mais, sous Justinien, comme les juges n'avoient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des clameurs des parties qui sollicitoient leurs affaires. Tout le monde sait comment on y vendoit les jugemens, et même les lois.

Les lois sont les yeux du prince, il voit par elles ce qu'il ne pourroit pas voir sans elles. Yeut-il faire la fonction des tribunaux, il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.

CHAP. VI. · Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger.

C'est encore un grand inconvénient dans la monarchie que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des États où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les ministres, qui le croiroit! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule : je ne ferai que celle-ci.

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le conseil des rois doit

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A. Annal., liv. XI. 2. Ibid., liv. XIII, chap. IV.
4. Même désordre sous Théodose le Jeune.
b. Histoire secrète.

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MONTESQUIEU. - I

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