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être composé de peu de personnes; et les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même; ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.

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Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l'histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n'auroit-il pas méprisé les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit faite1? Tite Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie comme son esclave: les parens de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avoit été faite qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle ne pouvoit avoir d'application2.

CHAP. VIII. Des accusations dans les divers gouvernemens.

A Rome3, il étoit permis à un citoyen d'en accuser un autre. Cela étoit établi selon l'esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république; et d'abord on vit paroître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices et bien des talens, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchoit un criminel, dont la condamnation pût plaire au prince : c'étoit la voie pour aller aux honneurs et à la fortune", chose que nous ne voyons point parmi

nous.

Nous avons aujourd'hui une loi admirable; c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes; de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi

1. Voy. la loi 2, § 24, ff. De orig. jur.

2. « Quod pater puellæ abesset, locum injuriæ esse ratus. (Tite Live, décade I, liv. III, § 44.)

3. Et dans bien d'autres cités.

4. Voy. dans Tacite les récompenses accordées à ces délateurs. (Ann, liv. IV, chap. xxx.)

nous, et, si ce vengeur public étoit soupçonné d'abuser de son ministère, on l'obligeroit de nommer son dénonciateur.

Dans les Lois de Platon', ceux qui négligent d'avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont tranquilles.

CHAP. IX. De la sévérité des peines dans les divers
gouvernemens.

La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'honneur et la vertu.

Dans les États modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimans, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices.

C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois', que plus dans leur empire on voyoit augmenter les supplices, plus la révolution étoit prochaine. C'est qu'on augmentoit les supplices à mesure qu'on manquoit de mœurs.

Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné de la liberté.

Dans les pays despotiques, on est si malheureux que l'on y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie : les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les États modérés, on craint plus de perdre la vie qu'on ne redoute la mort en elle-même : les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisans.

Les hommes extrêmement heureux et les hommes extrêmement malheureux sont également portés à la dureté : témoin les moines et les conquérans. Il n'y a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune qui donnent de la douceur et de la pitié.

Ce que l'on voit dans les hommes en particulier se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages, qui mènent une vie très-dure, et chez les peuples des gouvernemens despotiques,

4. Liv. IX.

2. Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le cas d'une république ou d'une monarchie.

où il n'y a qu'un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur règne dans les gouvernemens modérés.

Lorsque nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux de la nature humaine.

Dans les gouvernemens modérés, tout, pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N'est-il pas bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d'un autre ; de n'être jamais dans sa maison qu'avec des vierges? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine est effectivement une peine.

CHAP. X. Des anciennes lois françoises.

C'est bien dans les anciennes lois françoises que l'on trouve l'esprit de la monarchie. Dans les cas où il s'agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles'. C'est tout le contraire dans les crimes 2; le noble perd l'honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n'a point d'honneur, est puni en son corps.

CHAP. XI.

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- Que, lorsqu'un peuple est vertueux, il faut peu de peines.

Le peuple romain avoit de la probité. Cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n'eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. Il sembloit qu'au lieu d'ordonnances il suffisoit de lui donner des conseils.

Les peines des lois royales et celles des lois des douze tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne3, soit par une conséquence de la loi Porcie. On ne remarqua pas que la république en fût plus mal réglée, et il n'en résulta aucune lésion de police.

4. «Si, comme pour briser un arrêt, les non-nobles doivent une amende de quarante sous, et les nobles de soixante livres.» (Somme rurale, liv. II, p. 198, édit. goth. de l'an 1512; et Beaumanoir, chap. L, p. 309.) 2. Voy. le conseil de Pierre Desfontaines, chap. xi, surtout l'article 22.

3. Elle fut faite par Valerius Publicola, bientôt après l'expulsion des rois; elle fut renouvelée deux fois, toujours par des magistrats de la même famille, comme le dit Tite Live, liv. X. Il n'était pas question de lui donner plus de force, mais d'en perfectionner les dispositions. Diligentibus sanctam, dit Tite Live, ibid.

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4. « Lex Porcia pro tergo civium lata. » Elle fut faite en 454 de la fondation de Rome.

Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avoit appelé au peuple, n'infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine d'être réputé méchant'.

CHAP. XII. De la puissance des peines

L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé, comme il l'est ailleurs par les grandes.

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État, un gouvernement violent veut soudain le corriger; et, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement : l'imagination se fait à cette grande peine, comme elle s'étoit faite à la moindre; et, comme on diminue la crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les

grands chemins étoient communs dans quelques États; on voulut les arrêter; on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

De nos jours la désertion fut très-fréquente: on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise, ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte il falloit donc laisser une peine' qui faisoit porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchemens: on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.

Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau; et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.

Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères

4. « Nihil ultra quam improbe factum adjecit.» (Tite Live, liv. X, chap. Ix.)

2. On fendoit le nez, on coupoit les oreilles.

Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu'à cette correction, ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur; mais il reste un vice dans l'Etat, que cette dureté a produit: les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.

Lysandre' ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu en pleine assemblée de couper le poing aux prisonniers qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s'étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.

Les Argiens, dit Plutarque2, ayant fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d'expiation, afin qu'il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. »

Il y a deux genres de corruption; l'un, lorsque le peuple n'observe point les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lots : mal incurable, parce qu'il est dans le remède même

CHAP. XIII.

Impuissance des lois japonoises.

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon.

On y punit de mort presque tous les crimes 3, parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n'est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que, l'empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime, est là sévèrement puni : par exemple, un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de

mort.

Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, absoudre ses législateurs

1. Xénophon, Hist., liv. II, chap. II, § 20, sq.

2. OEuvres morales: De ceux qui manient les affaires d'État, § 14. 3. Voy. Kempfer.

4. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, t. III, part. II, p. 428.

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