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Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n'ose parler après eux. J'allois dire qu'elle pourroit convenir dans les gouvernemens despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement; j'allois dire que les esclaves, chez les Grecs et les Romains... Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi.

CHAP. XVIII. - Des peines pécuniaires et des peines corporelles.

Nos pères les Germains n'admettoient guère que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres estimoient que leur sang ne devoit être versé que les armes à la main. Les Japonois', au contraire, rejettent ces sortes de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se proportionner aux fortunes? et enfin, ne peut-on pas joindre l'infamie à ces peines?

Un bon législateur prend un juste milieu : il n'ordonne pas toujours des peines pécuniaires; il n'inflige pas toujours des peines corporelles.

CHAP. XIX. - De la loi du talion.

Les États despotiques, qui aiment les lois simples, usent beaucoup de la loi du talion 2; les Etats modérés la reçoivent quelquefois mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres lui donnent presque toujours des tempéramens.

La loi des douze tables en admettoit deux : elle ne condamnoit au talion que lorsqu'on n'avoit pu apaiser celui qui se plaignoit3. On pouvoit, après la condamnation, payer les dommages et intérêts, et la peine corporelle se convertissoit en peine pécuniaire 5.

CHAP. XX. - De la punition des pères pour leurs enfans,

On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs enfans. C'étoit l'usage du Pérou. Ceci est encore tiré des idées despotiques.

On a beau dire qu'on punit à la Chine les pères pour n'avoir pas

4. Voy. Kempfer.

2. Elle est établie dans l'Alcoran. Voy. le chapitre de la Vache.

3. Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto. » (Aulu-Gelle, liv. XX, chap. 1.)

4. Ibid.

5. Voy. aussi la loi des Wisigoths, liv. VI, tit. vi, § 3 et 5.

6. Voy. Garcilasso, Histoire des guerres civiles des Espagnols.

fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, et que les lois mêmes y ont augmenté; cela suppose toujours qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois. Parmi nous, les pères dont les enfans sont condamnés au supplice, et les enfans' dont les pères ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte qu'ils le seroient à la Chine par la perte de la vie.

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La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république, où l'on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l'État despotique, où règne la crainte, elle est moins en usage, parce qu'il faut contenir les grands de l'État par des exemples de sévérité. Dans les monarchies, où l'on est gouverné par honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrâce y est un équivalent à la peine; les formalités mêmes des jugemens y sont des punitions. C'est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peines.

Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile : elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets l'amour qu'ils ont pour la personne du prince, et le respect qu'ils doivent avoir pour les places. Comme l'instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie.

Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d'amour, ils en tirent tant de gloire, que c'est presque toujours un bonheur pour eux d'avoir l'occasion de l'exercer; et on le peut presque toujours dans nos contrées.

On leur disputera peut-être quelque branche de l'autorité, presque jamais l'autorité entière; et si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.

Mais, dira-t-on, quand faut-il punir? quand faut-il pardonner? C'est une chose qui se fait mieux sentir qu'elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très-visibles. On la distingue aisément de cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à l'impuissance même de punir.

L'empereur Maurice' prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase3 ne punissoit point les crimes. Isaac

4. Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressembler à leur père. (Liv. IX des Lois.)

2. Evagre, Histoire.

3. Fragm. de Suidas, dans Constant. Porphyrog.

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l'Ange jura que, de son règne, il ne feroit mourir personne. Les empereurs grecs avoient oublié que ce n'étoit pas en vain qu'ils portoient l'épée.

LIVRE VII.

CONSÉQUENCES DES DIFFÉRENS PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENS, PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE ET A LA CONDITION DES FEMMES.

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Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des fortunes. Si dans un État les richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l'on a au delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l'inégalité s'établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe égal à un; celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon', le luxe auroit pu se calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pauvreté; le second étoit double; le troisième, triple; le quatrième, quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe étoit égal à zéro; il étoit égal à un dans le second; à deux dans le troisième; à trois dans le quatrième; et il suivoit ainsi la proportion arithmétique.

En considérant le luxe des divers peuples les uns à l'égard des autres, il est dans chaque État en raison composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, et de l'inégalité des riches

et fragments de Constantin Prophyrogénète, où ce fait a été recneilli. (ED.)

1. Le premier cens étoit le sort héréditaire en terre; et Platon ne vouloit pas qu'on pût avoir en autres effets plus du triple du sort héréditaire. Voy. ses Lois, liv. V.

ses des divers États. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il n'y ait autant de luxe que dans un État plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu'il est en raison composée des richesses de l'État, de l'inégalité des fortunes des particuliers, et du nombre d'hommes qu'on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites choses'. S'ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l'envie de se distinguer redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus: comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque per

sonne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu'ils veulent; les plus petits talens suivent cet exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de peuple dans une capitale on diminuoit le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas: on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisie, quand on est ensemble.

CHAP. II.

Des lois somptuaires dans la démocratie.

Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe; et, comme on a vu au livre V2 que cette égalité de distribution faisoit l'excellence d'une république, il suit que, moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n'y en avoit point chez les premiers Romains, il n'y en avoit point chez les Lacédémoniens; et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe.

4. Dans une grande ville, dit l'auteur de la fable des Abeilles, t. I, p. 133, on s'habille au-dessus de sa qualité pour être estimé plus qu'on n'est par la multitude. C'est un plaisir pour un esprit foible, presque aussi grand que celui de l'accomplissement de ses désirs.

2. Chap. I et iv.

Les lois du nouveau partage des champs, demandé avec tant d'instance dans quelques républiques, étoient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l'État.

A mesure que le luxe s'établit dans une république, l'esprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhége commença à connoître fit qu'elle en égorgea les habitans.

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Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne 1 se vendoit cent deniers romains: un baril de chair salee du Pont en coûtoit quatre cents; un bon cuisinier, quatre talens; les jeunes garçons n'avoient point de prix. Quand, par une impétuosité générale, tout le monde se portoit à la volupté, que devenoit la vertu?

CHAP. III. Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

L'aristocratie mal constituée a ce malheur que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne. peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

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Les bonnes républiques grecques avoient à cet égard des institutions admirables. Les riches employoient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, magistratures onéreuses. Les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté.

4. Fragment du liv. XXXVI de Diodore, rapporté par Const. Porph. (Extrait des vertus et des vices.)

2. << Cuni maximus omnium impetus ad luxuriam esset. » (Ibid.)

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