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CHAP. IV.

Des lois somptuaires dans les monarchies

« Les Suions1, nation germanique, rendent honneur aux richesses, dit Tacite 2: ce qui fait qu'ils vivent sous le gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somptuares.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes; et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique il faut donc qu'il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l'Etat monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi tout seroit perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion 3 avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie, et dissolvoit une république.

3

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires. Ce prince, qui avoit des lumières, s'y opposa. « L'État ne pourroit subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourroit-elle vivre ? comment pourroient vivre les provinces ? Nous avions de la frugalité lorsque nous étions citoyens d'une seule ville aujourd'hui nous consommons les richesses de tout l'univers; on fait travailler pour nous les maîtres et les esclaves. » Il voyoit bien qu'il ne falloit plu de lois somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de de fendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglemens qu'elles y apportoient, cela fut rejeté. On dit que les exemples de la dureté des anciens avoient été changés en une façon de vivre plus agréable.» On sentit qu'il falloit d'au

tres mœurs.

1. Ce sont les anciens habitans de la Suède. (ÉD.)

2. De moribus Germanorum, chap. XLIV.

3. Dion Cassius, liv. LIV, chap. xvi.

4. Tacite, Annal., liv. III, chap. xxxv.

5. « Multa duritiei veterum melius et lætius mutata. » (Tacite, Annes, liv. III, chap. XXXIV.

MONTESQUIEU.

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Le luxe est donc nécessaire dans les Etats monarchiques, il l'est encore dans les Etats despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté; dans les autres, c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude: lorsqu'un esclave, choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion : les républiques finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté 1.

CHAP. V.

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles
dans une monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du XIII° siècle on fit en Aragon des lois somptuaires. Jacques Ier ordonna que le roi, ni aucun de ses sujets, ne pourroient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même 2.

On fait aussi de nos jours en Suède des lois somptuaires; elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

mais

Un Etat peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et là nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative: lorsqu'un État, sentant que des marchandises étrangères d'un trop haut prix demanderoient une telle exportation des siennes, qu'il se priveroit plus de ses besoins par celles-ci qu'il n'en satisferoit par celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit des lois que l'on a faites de nos jours en Suède3. Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

En général, plus un État est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif; et plus par conséquent il lui faut des lois somptuaires relatives. Plus un État est riche, plus son luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce. Il n'est ici question que du luxe absolu.

1. «Opulentia paritur mox egestatem. » (Florus, liv. III, chap. xII.) 2. Constitution de Jacques Ior, de l'an 1234, art. 6, dans Marca Hisp., p. 1429.

3. On y a défendu les vins exquis, et autres marchandises précieuses. 4. Voy. liv. XX.

CHAP. VI. Du luxe à la Chine.

Des raisons particulières demandent des lois somptuaires dans quelques États. Le peuple, par la force du climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon de l'appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces États le luxe est dangereux, et les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du peuple et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol produit beaucoup plus de grain qu'il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres et ceux qui procurent les vêtemens: il peut donc y avoir des arts frivoles, et par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés aux manufactures; de plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe.

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, et l'espèce humaine s'y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux, et l'esprit de travail et d'économie y est aussi requis que dans quelque république que ce soit '. Il faut qu'on s'attache aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la volupté.

Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs chinois : << Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang 2, tenoient pour maxime que s'il y avoit un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s'occupât point à filer, quelqu'un souffroit le froid ou la faim dans l'empire.... » Et, sur ce principe, il fit détruire une infinité de monastères de bonzes.

Le troisième empereur de la vingt et unième dynastie3, à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir.

<< Notre luxe est si grand, dit Kiayventi, que le peuple orne de broderies les souliers des jeunes garçons et des filles qu'il est obligé de vendre.» Tant d'hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'ha

4. Le luxe y a toujours été arrêté.

2. Dans une ordonnance rapportée par le père du Halde, t. II, p. 497. 3. Histoire de la Chine, vingt-unième dynastie, dans l'ouvrage du père du Halde, t. I.

4. Dans un discours rapporté par le père du Halde, t. II, p. 448.

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bits? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur : le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'alimens?

CHAP. VII. Fatale conséquence du luxe à la Chine

On voit, dans l'histoire de la Chine, qu'elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle a éprouvé vingtdeux révolutions générales, sans compter une infinité de particulières. Les trois premières dynasties durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement gouvernées, et que l'empire étoit moins étendu qu'il ne le fut depuis. Mais on peut dire, en général, que toutes ces dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention, la vigilance, sont nécessaires à la Chine: elles y étoient dans le commencement des dynasties, et elles manquoient à la fin. En effet, il étoit naturel que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenoient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu'ils avoient éprouvée si utile, et craignissent les voluptés qu'ils avoient vues si funestes. Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des successeurs; ils s'enferment dans le palais; leur esprit s'affoiblit, leur vie s'accourcit, la famille décline; les grands s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le trône que des enfans; le palais devient ennemi de l'empire; un peuple oisif, qui l'habite, ruine celui qui travaille; l'empereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde une famille, dont le troisième ou quatrième successeur va dans le même palais se renfermer encore.

CHAP. VIII. De la continence publique.

Il y a tant d'imperfections attachées à la perte de la vertu dans les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d'autres, que l'on peut regarder, dans un Etat populaire, l'incontinence publique comme le dernier des malheurs, et la certitude d'un changement dans la constitution.

Aussi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes une certaine gravité de moeurs. Ils ont proscrit de leurs républiques nonseulement le vice, mais l'apparence même du vice. Ils ont banni jusqu'à ce commerce de galanterie qui produit l'oisiveté, qui fait que les femmes corrompent avant même d'être corrompues, qui donne un prix à tous les riens et rabaisse ce qui est important, et qui fait que l'on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule, que les femmes entendent si bien à établir.

CHAP. IX. De la condition des femmes dans les divers

gouvernemens.

Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu'on y tolère. Chacun se sert de leurs agrémens et de leurs passions pour avancer sa fortune; et comme leur foiblesse ne leur permet pas l'orgueil, mais la vanité, le luxe y règne toujours avec elles.

Dans les États despotiques, les femmes n'introduisent point le luxe; mais elles sont elles-mêmes un objet de luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun suit l'esprit du gouvernement, et porte chez soi ce qu'il voit établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et exécutées sur-le-champ, on a peur que la liberté des femmes n'y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs indiscrétions, leurs répugnances, leurs penchans, leurs jalousies, leurs piques, cet art qu'ont les petites âmes d'intéresser les grandes, n'y sauroient être sans conséquence.

De plus, comme dans ces États les princes se jouent de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes; et mille considérations les obligent de les renfermer.

Dans les républiques, les femmes sont libres par les lois, et captivées par les mœurs; le luxe en est banni, et avec lui la corruption et les vices.

Dans les villes grecques, où l'on ne vivoit pas sous cette religion qui établit que, chez les hommes mêmes, la pureté des mœurs est une partie de la vertu; dans les villes grecques, où un vice aveugle régnoit d'une manière effrénée, où l'amour n'avoit qu'une forme que l'on n'ose dire, tandis que la seule amitié s'étoit retirée dans le mariage', la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes, y étoient telles qu'on n'a guère jamais vu de peuple qui ait eu à cet égard une meilleure police 2.

CHAP. X.

Du tribunal domestique chez les Romains.

Les Romains n'avoient pas, comme les Grecs, des magistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite des femmes. Les censeurs n'avoient l'œil sur elles que comme sur le reste de la ré

1. Quant au vrai amour, dit Plutarque, les femmes n'y ont aucune part. » (OEuvres morales: Traité de l'amour, p. 600.) Il parloit comme son siècle. Voy. Xénophon, au dialogue intitulé Hiéron.

2. A Athènes, il y avoit un magistrat particulier qui veilloit sur la conduite des femmes.

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