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tradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamie et de dignités.

Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité ; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine 2; lorsqu'il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisoit donner à ses statues 3.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur que pourroit avoir leur servitude, et qu'elles croient que ce qui fait que l'on doit tout au prince fait que l'on ne doit rien à sa patrie.

Mais, s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous les temps) qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient immense sa sûreté diminue, corrompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté contre lui?

CHAP. VIII.

Danger de la corruption du principe du gouvernement monarchique.

L'inconvénient n'est pas lorsque l'État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme.

La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si, par un long abus du pouvoir; si, par une grande conquête, le despotisme s'établissoit à un certain point, il n'y auroit pas de mœurs ni de climat qui tinssent; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffriroit, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres.

CHAP. IX. Combien la noblesse est portée à défendre le trône.

La noblesse angloise s'ensevelit avec Charles Ier sous les débris du

1. Sous le règne de Tibère, on éleva des statues et l'on donna les ornemens triomphaux aux délateurs : ce qui avilit tellement ces honneurs, que ceux qui les avoient mérités les dédaignèrent. (Fragm. de Dion, liv. LVIII, chap. xiv, tiré de l'Extrait des vertus et des vices de Const. Porphyrog.) Voy., dans Tacite, comment Néron, sur la découverte et la punition d'une prétendue conjuration, donna à Pétronius Turpilianus, à Nerva, à Tigellinus, les ornemens triomphaux. (Ann., liv. XV, chap. LXXII.) Voy. aussi comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre, parce qu'ils en méprisoient les honneurs. « Pervulgatis triumphi insignibus. » (Tacite, Ann., liv. XIII, chap. LIII.)

2. Dans cet état, le prince savoit bien quel étoit le principe de son gouvernement.

3. Héredien, liv. I, Vie de Commode.

trône; et, avant cela, lorsque Philippe II fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté, la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse qui tient à honneur d'obéir à un roi, mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple.

On a vu la maison d'Autriche travailler sans relâche à opprimer la noblesse hongroise. Elle ignoroit de quel prix elle lui seroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples de l'argent qui n'y étoit pas; elle ne voyoit pas des hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes partageoient entre eux ses États, toutes les pièces de sa monarchie, immobiles et sans action, tomboient, pour ainsi dire, les unes sur les autres; il n'y avoit de vie que dans cette noblesse qui s'indigna, oublia tout pour combattre, et crut qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner.

CHAP. X.

De la corruption du principe du gouvernement
despotique.

Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Les autres gouvernemens périssent, parce que des accidens particuliers en violent le principe: celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles n'empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se maintient donc que quand des circonstances, tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer: sa férocité reste; elle est pour quelque temps apprivoisée.

CHAP. XI.

Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes.

Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre. l'État; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes : la force du principe entraîne tout.

Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employoient un moyen bien singulier : c'étoit celui de l'insurrection. Une partie des citoyens se soulevoit', mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l'abus du

4. Aristote, Polit., liv. II, chap. x.

MONTESQUIEU, — I

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pouvoir, sembloit devoir renverser quelque république que ce fût. Elle ne détruisit pas celle de Crète; voici pourquoi 1:

Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois La patrie, disoit Platon 2, nom si tendre aux Crétois! Ils l'appeloient d'un nom qui exprime l'amour d'une mère pour ses enfans 3. Or, l'amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvéniens qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crète étoit en état d'employer avec succès un pareil remède.

Les exercices de la gymnastique, établis chez les Grecs, ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent les Lacédémoniens et les Crétois, dit Platon ', qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur s'alarma d'abord; mais elle céda à l'utilité publique. » Du temps de Platon, ces institutions étoient admirables; elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire. Mais lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détruisirent l'art militaire même : on ne descendit plus sur l'arène pour se former, mais pour se corrompre 6.

Plutarque nous dit ' que de son temps les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de la servitude où étoient tombés les Grecs. C'étoit, au contraire, la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque *, les parcs où l'on combattoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens lâches, les portoient à un amour infâme, et n'en faisoient

1. On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors, ce qui s'appelait syncrétisme. (Plutarque, OEuvres morales, p. 88.)

2. République, liv. IX.

3. Plutarque, OEuvres morales, au traité: Si l'homme d'âge doit se mêler des affaires publiques.

4. République, liv. V.

5. La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse et la lutte. On voyoit, en Crète, les danses armées des Curètes; à Lacédémone, celles de Castor et de Pollux; à Athènes, les danses armées de Pallas, très-propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge d'aller à la guerre. La lutte est l'image de la guerre, dit Platon, des Lois, liv. VII. II loue l'antiquité de n'avoir établi que deux danses, la pacifique et la pyrrhique. Voy. comment cette dernière danse s'appliquoit à l'art militaire. (Platon, ibid.) Aut libidinosæ

6.

« Ledæas Lacedæmonis palæstras. >>

(Martial, lib. IV, épig. 55.)

7. OEuvres morales, au traité : Des demandes des choses romaines, quæst. 40.

8. Plutarque, ibid.

que des baladins; mais du temps d'Epaminondas l'exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres '.

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'Etat n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Epicure en parlant des richesses « Ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le

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On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. Les Gracques transportèrent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla, aux sénateurs seuls; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers, et aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers et de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu'en ôtant la corruption, et en rappelant les principes; toute autre correction est, ou inutile, ou an nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugemens purent être sans abus entre les mains des sénateurs; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les jugemens, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l'épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les centurions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non : l'on vit ce peuple qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce qu'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parce qu'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagemens; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté, pour tomber dans la foiblesse de la licence.

CHAP. XIII.

Effet du serment chez un peuple vertueux.

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite Live 2, où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps honorées.

4. Plutarque, OEuvres morales: Propos de table, liv. II, quæst. 5. 2. Liv. I, in Præfat. »

Le serment eut tant de force chez ce peuple que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'observer ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Eques et les Volsques, les tribuns s'y opposèrent. « Hé bien ! dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au consul de l'année précédente marchent sous mes enseignes'. » En vain les tribuns s'écrièrent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment; que, quand on l'avoit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire; il n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le mont Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait aux consuls de les suivre à la guerre. Il forma le dessein de les tuer : on lui fit entendre que le serment n'en subsisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit de la violation du serment, par le crime qu'il vouloit commettre.

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Après la bataille de Cannes, le peuple effrayé voulut se retirer en Sicile; Scipion 3 lui fit jurer qu'il resteroit à Rome : la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête la religion et les

mœurs.

CHAP. XIV.

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Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine des principes.

Aristote nous parle de la république de Carthage comme d'une république très-bien réglée. Polybe nous dit qu'à la seconde guerre punique 6 il y avoit à Carthage cet inconvénient que le sénat avoit perdu presque toute son autorité. Tite Live' nous apprend que, lorsque Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus publics, et abusoient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l'autorité du sénat; tout coula du même principe.

On connoît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante, mais on la soutint, parce qu'il y avoit plus de luxe que de corruption. Claudius l'affoiblit; et, par cet affoiblissement, la corruption devint encore plus grande

1. Tite Live, liv. III, § 20.

2. Tite Live, liv. II, chap. xxxu.

3. Tite Live, liv. XXII, chap. LIN. ·

4. De la République, liv. II, chap. XI. 5. Hist., liv. VI. ́

6. Environ cent ans après. 7. Liv. XXXIII, chap. XLVI.

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