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c'est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter.

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Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avoit vaincue : il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages : les Visigoths les défendirent3 en Espagne, et ensuite ils les permirent; les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent *; quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourroit se faire d'union par mariages entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs; il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, et tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Egyptiens; il les rétablit : peu

4. Voy. Arrien, De exped. Alexand., lib. VII.

2. Voy. la Loi des Bourguignons, tit. XII, art. 5.

3. Voy. la Loi des Wisigoths, liv. III, tit. v, § 1, qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d'égard, y est-il dit, à la différence des nations, que des conditions.

4. Voy. la Loi des Lombards, liv. II, tit. vi, § 4 et 2.

5. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs ce qui donna à leur État de terribles secousses.

6. Voy. Arrien, De expeditione Alexand., lib. III et autres.—7. Ibid,

de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices. Il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire; il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourut, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées; elle s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison, c'étoit un Macédonien; falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée, il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions: il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir de sorte qu'on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouve la beauté de son âme presque à côté de ses emportemens et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César. Quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.

CHAP. XV.

Nouveaux moyens de conserver la conquête Lorsqu'un monarque conquiert un grand État, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme et à conserver la conquête : les conquérans de la Chine l'ont mise en usage.

Pour ne point désespérer le peuple vaincu et ne point enorgueillir le vainqueur, pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, et pour contenir les deux peuples dans le devoir, la famille tartare qui règne présentement à la Chine a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié chinois, moitié tartares. Cela produit plusieurs bons effets. 1° les deux nations se contiennent l'une l'autre ; 2° elles gardent

1. Voy. Arrien, De expeditione Alexandri, lib. VII.

toutes les deux la puissance militaire et civile, et l'une n'est pas anéantie par l'autre ; 3° la nation conquérante peut se répandre partout sans s'affoiblir et se perdre elle devient capable de résister aux guerres civiles et étrangères. Institution si sensée que c'est le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous ceux qui ont conquis sur la terre.

CHAP. XVI. · D'un Etat despotique qui conquiert.

Lorsque la conquête est immense, elle suppose le despotisme. Pour lors l'armée, répandue dans les provinces, ne suffit pas. I! faut qu'il y ait toujours autour du prince un corps particulièrement affidé, toujours prêt à fondre sur la partie de l'empire qui pourroit s'ébranler. Cette milice doit contenir les autres, et faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laisser quelque autorité dans l'empire. Il y a autour de l'empereur de la Chine un gros corps de Tartares, toujours prêt pour le besoin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la solde du prince, indépendamment de ce qui est entretenu du revenu des terres. Ces forces particulières tiennent en respect les générales.

CHAP. XVII.

Continuation du même sujet.

Nous avons dit que les Etats que le monarque despotique conquiert doivent être feudataires. Les historiens s'épuisent en éloges sur la générosité des conquérans qui ont rendu la couronne aux princes qu'ils avoient vaincus. Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient partout des rois pour avoir des instrumens de servitude1. Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conquérant garde l'État conquis, les gouverneurs qu'il enverra ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien patrimoine pour garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux États seront communs : la guerre civile de l'un sera la guerre civile de l'autre. Que si, au contraire, le conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un allié nécessaire qui, avec les forces qui lui seront propres, augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah-Nadir conquérir les trésors du Mogol, et lui laisser l'Indoustan.

1 « Ut haberent instrumenta servitutis et reges. » (Tacite, Vie d'Agricola, § 14.)

LIVRE XI.

DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE, DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION.

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Je distingue les lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution, d'avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-ci; je traiterai des secondes dans le livre suivant.

CHAP. II. - Diverses significations données au mot de liberté.

Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avoient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devoient obéir; d'autres, pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence; ceux-ci, pour le privilége de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois 1. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe2. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avoient goûté du gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avoient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie3. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes ou à ses inclinations; et comme, dans une république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instrumens des maux dont on se plaint, et que même les lois paroissent y parler plus, et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paroît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernemens, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.

1. « J'ai, dit Cicéron, copié l'édit de Scévola, qui permet aux Grecs de terminer entre eux leurs différends, selon leurs lois : ce qui fait qu'ils se regardent comme des peuples libres. »

2. Les Moscovites ne pouvoient souffrir que le czar Pierre la leur fit couper.

3. Les Cappadociens refusèrent l'état républicain, que leur offrirent les Romains.

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Il est vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un Etat, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvoit faire ce qu'elles défendent, il n'auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir.

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La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernemens modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés : elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le diroit! la vertu même a besoin de limites.

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.

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Quoique tous les États aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque État en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement étoit l'objet de Rome; la guerre, celui de Lacédémone; la religion, celui des lois judaïques; le commerce, celui de Marseille; la tranquillité publique, celui des lois de la Chine'; la navigation, celui des lois des Rhodiens; la liberté naturelle, l'objet de la police des sauvages; en général, les délices du prince, celui des États despotiques; sa gloire et celle de l'Etat, celui des monarchies; l'indépendance de chaque particulier est

4, « Omnes legum servi sumus ut liberi esse possimus. » (Cicero, Pro Cluentio, § 53.)

2. Objet naturel d'un Etat qui n'a point d'ennemis au dehors, ou qui croit les avoir arrêtés par des barrières.

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