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Il est vrai qu'il y avoit des républiques fédératives; plusieurs villes envoyoient des députés à une assemblée. Mais je dis qu'il n'y avoit point de monarchie sur ce modèle-là.

Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connoissons. Les nations germaniques qui conquirent l'empire romain étoient, comme l'on sait, très-libres. On n'a qu'à voir là-dessus Tacite, Sur les mœurs des Germains. Les conquérans se répandirent dans le pays; ils habitoient les campagnes, et peu les villes. Quand ils étoient en Germanie, toute la nation pouvoit s'assembler. Lorsqu'ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il falloit pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avoit fait avant la conquête : elle le fit par des représentans. Voilà l'origine du gouvernement gothique parmi nous. Il fut d'abord mêlé de l'aristocratie et de la monarchie. Il avoit cet inconvénient que le bas peuple y étoit esclave: c'étoit un bon gouvernement qui avoit en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d'accorder des lettres d'affranchissement; et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l'Europe dans le temps qu'il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d'un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer.

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L'embarras d'Aristote paroît visiblement quand il traite de la monarchie'. Il en établit cinq espèces : il ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d'accident, comme les vertus ou les vices du prince; ou par des choses étrangères, comme l'usurpation de la tyrannie, ou la succession de la tyrannie.

Aristote met au rang des monarchies et l'empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l'un étoit un Etat despotique, et l'autre une république?

Les anciens, qui ne connoissoient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un seul, ne pouvoient se faire une idée juste de la monarchie.

CHAP. X.

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Manière de penser des autres politiques.

Pour tempérer le gouvernement d'un seul, Arribas2, roi d'Épire, n'imagina qu'une république. Les Molosses, ne sachant comment

1. Politique, liv. III, chap. xiv.-2. Voy. Justin, liv. XVII, chap. 11.

borner le même pouvoir, firent deux rois': par là on affoiblissoit l'Etat plus que le commandement; on vouloit des rivaux et on avoit des ennemis.

Deux rois n'étoient tolérables qu'à Lacédémone : ils n'y formoient pas la constitution, mais ils étoient une partie de la constitution.

CHAP. XI. Chez les Grecs, dans les temps héroïques, il s'établit une espèce de monarchie qui ne subsista pas2. Ceux qui avoient inventé des arts, fait la guerre pour le peuple, assemblé des hommes dispersés, ou qui leur avoient donné des terres, obtenoient le royaume pour eux, et le transmettoient à leurs enfans. Ils étoient rois, prêtres et juges. C'est une des cinq espèces de monarchies dont nous parle Aristote3; et c'est la seule qui puisse réveiller l'idée de la constitution monarchique. Mais le plan de cette constitution est opposé à celui de nos monarchies d'aujourd'hui.

· Des rois des temps héroïques chez les Grecs.

Les trois pouvoirs y étoient distribués de manière que le peuple y avoit la puissance législative; et le roi, la puissance exécutrice, avec la puissance de juger; au lieu que, dans les monarchies que nous connoissons, le prince a la puissance exécutrice et la législative, ou du moins une partie de la législative; mais il ne juge pas. Dans le gouvernement des rois des temps héroïques, les trois pouvoirs étoient mal distribués. Ces monarchies ne pouvoient subsister; car, dès que le peuple avoit la législation, il pouvoit, au moindre caprice, anéantir la royauté, comme il fit partout.

Chez un peuple libre, et qui avoit le pouvoir législatif; chez un peuple renfermé dans une ville, où tout ce qu'il y a d'odieux devient plus odieux encore, le chef-d'œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. Mais elle ne le pouvoit être plus mal que dans les mains de celui qui avoit déjà la puissance exécutrice. Dès ce moment, le monarque devenoit terrible. Mais en même temps; comme il n'avoit pas la législation, il ne pouvoit pas se défendre contre la législation; il avoit trop de pouvoir, et il n'en avoit pas assez.

On n'avoit pas encore découvert que la vraie fonction du prince étoit d'établir des juges, et non pas de juger lui-même. La politique contraire rendit le gouvernement d'un seul insupportable. Tous ces rois furent chassés. Les Grecs n'imaginèrent point la vraie distribu

Aristote, Politique, liv. V, chap. IX.-Les Molosses n'eurent jamais qu'un roi. (ED.)

2. Aristote, Politique, liv. III, chap. xiv. 3. Ibid.

4. Voy. ce que dit Plutarque, Vie de Thésée, § 8. Voy. aussi Thucydide, liv. I.

tion des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un seul; ils ne l'imaginèrent que dans le gouvernement de plusieurs, et ils appelèrent cette sorte de constitution, police'.

CHAP. XII.

Du gouvernement des rois de Rome, et comment les trois pouvoirs y furent distribués.

Le gouvernement des rois de Rome avoit quelque rapport à celui des rois des temps héroïques chez les Grecs. Il tomba, comme les autres, par son vice général, quoique en lui-même et dans sa nature particulière il fût très-bon.

Pour faire connoître ce gouvernement, je distinguerai celui des cinq premiers rois, celui de Servius Tullius, et celui de Tarquin. La couronne étoit élective; et, sous les cinq premiers rois, le sénat eut la plus grande part à l'élection.

Après la mort du roi, le sénat examinoit si l'on garderoit la forme du gouvernement qui étoit établie. S'il jugeoit à propos de la garder, il nommoit un magistrat2, tiré de son corps, qui élisoit un roi : le sénat devoit approuver l'élection; le peuple, la confirmer; les auspices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquoit, il falloit faire une autre élection.

La constitution étoit monarchique, aristocratique et populaire; et telle fut l'harmonie du pouvoir qu'on ne vit ni jalousie, ni dispute dans les premiers règnes. Le roi commandoit les armées, et avoit l'intendance des sacrifices; il avoit la puissance de juger les affaires civiles et criminelles'; il convoquoit le sénat; il assembloit le peuple; il lui portoit de certaines affaires, et régloit les autres avec le sénats.

Le sénat avoit une grande autorité. Les rois prenoient souvent des sénateurs pour juger avec eux; ils ne portoient point d'affaires au peuple qu'elles n'eussent été délibérées dans le sénat.

Le peuple avoit le droit d'élire les magistrats, de consentir aux

4. Voy. Aristote, Politique, liv. IV, chap. VIII.

2. Denys d'Halicarnasse, liv. II, p. 120; et liv. IV, p. 242 et 243. 3. Voy. le discours de Tanaquil, dans Tite Live, liy. I; et le règlement de Servius Tullius, dans Denys d'Halicarnasse, liv. IV, chap. XLI, p. 229.

4. Voy. Denys d'Halicarnasse, liv. II, p. 148; et liv. III, p. 171

5. Ce fut par un sénatus-consulte que Tullus Hostilius envoya détruire Albe. (Denys d'Halicarnasse, liv. III, p. 167 et 172.)

6. Ibid., liv. IV, p. 276.-- Il est question ici de Brutus, et non des rois. (ED.)

7. Denys d'Halicarnasse, liv. II. Il falloit pourtant qu'il ne nommat pas à toutes les charges, puisque Valérius Publicola fit la fameuse loi qui défendoit à tout citoyen d'exercer aucun emploi, s'il ne l'avoit obtenu par le suffrage du peuple.

nouvelles lois, et, lorsque le roi le permettoit, celui de déclarer la guerre et de faire la paix. Il n'avoit point la puissance de juger. Quand Tullus Hostilius renvoya le jugement d'Horace au peuple, il eut des raisons particulières, que l'on trouve dans Denys d'Halicarnasse1.

La constitution changea sous Servius Tullius. Le sénat n'eut point de part à son élection: il se fit proclamer par le peuple. Il se dépouilla des jugemens3 civils, et ne se réserva que les criminels; il porta directement au peuple toutes les affaires : il le soulagea des taxes, et en mit tout le fardeau sur les patriciens. Ainsi, à mesure qu'il affoiblissoit la puissance royale et l'autorité du sénat, il augmentoit le pouvoir du peuple'.

Tarquin ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple. Il regarda Servius Tullius comme un usurpateur, et prit la couronne comme un droit héréditaire; il extermina la plupart des sénateurs; il ne consulta plus ceux qui restoient, et ne les appela pas même à ses jugemens3. Sa puissante augmenta; mais ce qu'il y avoit d'odieux dans cette puissance devint plus odieux encore: il usurpa le pouvoir du peuple; il fit des lois sans lui; il en fit même contre lui. Il auroit réuni les trois pouvoirs dans sa personne; mais le peuple se souvint un moment qu'il étoit législateur, et Tarquin ne fut plus.

CHAP. XIII. Réflexions générales sur l'état de Rome après

l'expulsion des rois.

On ne peut jamais quitter les Romains: c'est ainsi qu'encore aujourd'hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines; c'est ainsi que l'œil qui s'est reposé sur l'émail des prairies aime à voir les rochers et les montagnes.

Les familles patriciennes avoient eu, de tout temps, de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappoient sur la constitution sans affoiblir le gouvernement: car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il étoit assez indifférent de quelle famille étoient les magistrats.

Une monarchie élective, comme étoit Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant qui la soutienne; sans quoi elle se change d'abord en tyrannie ou en État populaire : mais un

4. Liv. III, p. 159.— 2. Liv. IV.

3. Il se priva de la moitié de la puissance royale, dit Denys d'Halicarliv. IV, p. 229.

nasse,

4. On croyoit que, s'il n'avoit pas été prévenu par Tarquín, il auroit établi le gouvernement populaire. (Denys d'Halicarnasse, liv. IV, p. 243.) 5. Denys d'Halicarnasse, liv. IV.

6. Ibid.

Etat populaire n'a pas besoin de cette distinction des familles pour se maintenir. C'est ce qui fit que les patriciens, qui étoient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent ure partie superflue du temps des consuls: le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, et changer la constitution sans la corrompre.

Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.

Un État peut changer de deux manières, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu'elle se corrompt. S'il a conservé ses principes, et que la constitution change, c'est qu'elle se corrige; s'il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c'est qu'elle se corrompt.

Rome, après l'expulsion des rois, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déjà la puissance législative : c'étoit son suffrage unanime qui avoit chassé les rois; et, s'il ne persistoit pas dans cette volonté, les Tarquins pouvoient à tous les instans revenir. Prétendre qu'il eût voulu les chasser pour tomber dans l'esclavage de quelques familles, cela n'étoit pas raisonnable. La situation des choses demandoit donc que Rome fût une démocratie; et cependant elle ne l'étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, et que les lois inclinassent vers la démocratie.

Souvent les États fleurissent plus, dans le passage insensible d'une constitution à une autre, qu'ils ne le faisoient dans l'une ou l'autre de ces constitutions. C'est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus; que tous les citoyens ont des prétentions; qu'on s'attaque ou qu'on se caresse, et qu'il y a une noble émulation entre ceux qui défendent la constitution qui décline, et ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.

CHAP. XIV. Comment la distribution des trois pouvoirs commença à changer après l'expulsion des rois.

Quatre choses choquoient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenoient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils et militaires; on avoit attaché au consulat un pouvoir exorbitant; on faisoit des outrages au peuple; enfin on ne lui laissoit presque aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.

1° Il fit établir qu'il y auroit des magistratures où les plébéiens pourroient prétendre; et il obtint peu à peu qu'il auroit part à toutes, excepté à celle d'entre-roi.

2o On décomposa le consulat, et on en forma plusieurs magistra

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