Images de page
PDF
ePub

2

tures. On créa des préteurs1 à qui on donna la puissance de juger les affaires privées; on nomma des questeurs pour faire juger les crimes publics; on établit des édiles qui on donna la police; on fit des trésoriers3 qui eurent l'administration des deniers publics; enfin, par la création des censeurs, on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui règle les mœurs des citoyens et la police momentanée des divers corps de l'État. Les principales prérogatives qui leur restèrent furent de présider aux grands états du peuple, d'assembler le sénat, et de commander les armées.

3o Les lois sacrées établirent des tribuns qui pouvoient à tous les instans arrêter les entreprises des patriciens, et n'empêchoient pas seulement les injures particulières, mais encore les générales.

4o Enfin les plébéiens augmentèrent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple romain étoit divisé de trois manières, par centuries, par curies et par tribus; et, quand il donnoit son suffrage, il étoit assemblé et formé d'une de ces trois manières.

Dans la première, les patriciens, les principaux, les gens riches, le sénat, ce qui étoit à peu près la même chose, avoient presque toute l'autorité; dans la seconde, ils en avoient moins; dans la troisième, encore moins.

La division par centuries étoit plutôt une division de cens et de moyens qu'une division de personnes. Tout le peuple étoit partagé en cent quatre-vingt-treize centuries qui avoient chacune une voix. Les patriciens et les principaux formoient les quatre-vingtdix-huit premières centuries; le reste des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingt-quinze autres. Les patriciens étoient donc, dans cette division, les maîtres des suffrages.

Dans la division par curies, les patriciens n'avoient pas les mêmes avantages: ils en avoient pourtant. Il falloit consulter les auspices, dont les patriciens étoient les maîtres; on n'y pouvoit faire de proposition au peuple, qui n'eût été auparavant portée au sénat et approuvée par un sénatus-consulte. Mais, dans la division par tribus, il n'étoit question ni d'auspices, ni de sénatus-consulte, et les patriciens n'y étoient pas admis.

Or, le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu'on avoit coutume de faire par centuries, et à faire par tribus les assemblées qui se faisoient par curies: ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens.

4. Tite Live, décade I, liv. VI.

2. « Quæstores parricidii.» (Pomponius, leg. 2, § 23, ff. De orig. jur.) 3. Plutarque, Vie de Publicola, §6.

4. « Comitiis centuriatis. >

5. Voy. là-dessus Tite Live, liv. I, chap. LXш; et Denys d'Halicarnasse, liv. IV et VII.

6. Denys d'Halicarnasse, liv. IX, p. 598.

Ainsi, quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l'affaire de Coriolan', les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus2, et non par centuries; et lorsqu'on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures de tribuns et d'édiles, le peuple obtint qu'il s'assembleroit par curies pour les nommer; et quand sa puissance fut affermie, il obtint qu'ils seroient nommés dans une assemblée par tribus.

CHAP. XV.

Comment, dans l'état florissant de la république,
Rome perdit tout à coup sa liberté.

Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugemens ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesca. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu'on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats; et, dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L'une leur donnoit le droit d'assembler le sénat; l'autre, celui d'assembler le peuple: mais ils ne convoquèrent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutive, toute la puissance des jugemens. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu'il avoit usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu'elle avoit donné.

Mais quel étoit ce système de tyrannie, produit par des gens qui n'avoient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connoissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avoient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage au dehors pour les défendre?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé; tout le

4. Denys d'Halicarnasse, liv. VII.

2. Contre l'ancien usage, comme on le voit dans Denys d'Halicarnasse, liv. V, p. 320.

3. Liv. VI, p. 440 et 441. -4. Liv. IX, p. 605.

monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules.

:

le

Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvoit par les spectacles celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté; débiteur qui parut sur la place couvert de plaies fit changer la forme de la république; la vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole; la robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.

CHAP. XVI.

--

De la puissance législative dans la république

romaine.

On n'avoit point de droits à se disputer sous les décemvirs; mais, quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître : tant qu'il resta quelques priviléges aux patriciens, les plébéiens les leur ôtèrent.

Il y auroit eu peu de mal si les plébéiens s'étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, et s'ils ne les avoient pas offensés dans leur qualité même de citoyen. Lorsque le peuple étoit assemblé par curies ou par centuries, il étoit composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnèrent ce point que seuls, sans les pàtriciens et sans le sénat, ils pourroient faire des lois qu'on appela plébiscites; et les comices où on les fit s'appelèrent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens' n'eurent point de part à la puissance législative, et où ils furent soumis à la puissance législative d'un autre corps de l'Etat ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il sembloit qu'une puissance aussi exorbitante auroit dû anéantir l'autorité du sénat; mais Rome avoit des institutions admirables. Elle en avoit deux surtout par l'une, la puissance législative du peuple étoit réglée; par l'autre, elle étoit bornée.

Les censeurs, et avant eux les consuls', formoient et créoient,

1. Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 725.

2. Par les lois sacrées, les plébéiens purent faire des plébiscites, seuls, et sans que les patriciens fussent admis dans leur assemblée. (Denys d'Halicarnasse, liv. VI, p. 440; et liv. VII, p. 430.)

3. Par la loi faite après l'expulsion des décemvirs, les patriciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu'ils n'eussent pu y donner leur voix. (Tite Live, liv. III, chap. Lv; et Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 725.) Et cette loi fut confirmée par celle de Publius Philo, dictateur, l'an de Rome 416. (Tite Live, liv. VII, chap. xi.)

4. L'an 312 de Rome, les consuls faisoient encore le cens, comme il paroît par Denys d'Halicarnasse, liv. XI.

pour ainsi dire, tous les cinq ans, le corps du peuple; ils exerçoient la législation sur le corps même qui avoit la puissance législative. « Tiberius Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole et par un geste; et, s'il ne l'eût pas fait, cette république, qu'aujourd'hui nous soutenons à peine, nous ne l'aurions plus. ›

D

D'un autre côté, le sénat avoit le pouvoir d'ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d'un dictateur, devant lequel le souverain baissoit la tête, et les lois les plus populaires restoient dans le silence'.

CHAP. XVII.

De la puissance exécutrice dans la même
république.

Si le peuple fut jaloux de sa puissance législative, il le fut moins de sa puissance exécutrice. Il la laissa presque tout entière au sénat et aux consuls, et il ne se réserva guère que le droit d'élire les magistrats, et de confirmer les actes du sénat et des géné

raux.

Rome, dont la passion étoit de commander, dont l'ambition étoit de tout soumettre, qui avoit toujours usurpé, qui usurpoit encore, avoit continuellement de grandes affaires; ses ennemis conjuroient contre elle, ou elle conjuroit contre ses ennemis.

Obligée de se conduire d'un côté avec un courage héroïque, et de l'autre avec une sagesse consommée, l'état des choses demandoit que le sénat eût la direction des affaires. Le peuple disputoit au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu'il étoit jaloux de sa liberté; il ne lui disputoit point les branches de la puissance exécutrice, parce qu'il étoit jaloux de sa gloire.

La part que le sénat prenoit à la puissance exécutrice étoit si grande, que Polybe dit que les étrangers pensoient tous que Rome étoit une aristocratie. Le sénat disposoit des deniers publics et donnoit les revenus à ferme; il étoit l'arbitre des affaires des alliés ; il décidoit de la guerre et de la paix, et dirigeoit à cet égard les consuls; il fixoit le nombre des troupes romaines et des troupes alliées, distribuoit les provinces et les armées aux consuls ou aux préteurs; et, l'an du commandement expiré, il pouvoit leur donner un successeur; il décernoit les triomphes; il recevoit des ambassades, et en envoyoit; il nommoit les rois, les récompensoit, les punissoit,

4. Comme celles qui permettoient d'appeler au peuple des ordonnances de tous les magistrats.

2. Liv. VI, chap. Ix et suiv.

les jugeoit, leur donnoit ou leur faisoit perdre le titre d'alliés du peuple romain.

Les consuls faisoient la levée des troupes qu'ils devoient mener à la guerre; ils commandoient les armées de terre ou de mer, disposoient des alliés; ils avoient dans les provinces toute la puissance de la république; ils donnoient la paix aux peuples vaincus, leur en imposoient les conditions, ou les renvoyoient au

sénat.

Dans les premiers temps, lorsque le peuple prenoit quelque part aux affaires de la guerre et de la paix, il exerçoit plutôt sa puissance législative que sa puissance exécutrice : il ne faisoit guère que confirmer ce que les rois, et après eux les consuls ou le sénat, avoient fait. Bien loin que le peuple fût l'arbitre de la guerre, nous voyons que les consuls ou le sénat la faisoient souvent malgré l'opposition de ses tribuns. Mais, dans l'ivresse des prospérités, il augmenta sa puissance exécutrice. Ainsi il créa lui-même les tribuns des légions, que les généraux avoient nommés jusqu'alors, et, quelque temps avant la première guerre punique, il régla qu'il auroit seul le droit de déclarer la guerre 2.

CHAP. XVIII.

De la puissance de juger, dans le gouvernement

de Rome.

La puissance de juger fut donnée au peuple, au sénat, aux magistrats, à de certains juges. Il faut voir comment elle fut distribuée. Je commence par les affaires civiles.

3

Les consuls jugèrent après les rois, comme les préteurs jugėrent après les consuls. Servius Tullius s'étoit dépouillé du jugement des affaires civiles; les consuls ne les jugèrent pas non plus, si ce n'est dans des cas très-rares", que l'on appela pour cette raison extraordinaires'. Ils se contentèrent de nommer les juges, et de former les tribunaux qui devoient juger. Il paroît, par le discours d'Appius Claudius, dans Denys d'Halicarnasse, que, dès l'an de

1. L'an de Rome 444. (Tite Live, Ire décade, liv. IX, chap. xxx.) La guerre contre Persée paroissant périlleuse, un sénatus-consulte ordonna que cette loi seroit suspendue; et le peuple y consentit. (Tite Live, V⚫ décade, liv. XLII, chap. xxxI.)

2. Il l'arracha du sénat, dit Freinshemius, IIe décade, liv. VI.

3. On ne peut douter que les consuls, avant la création des préteurs, n'eussent eu les jugements civils. Voy. Tite Live, Ire décade, liv. II, p. 19; Denys d'Halicarnasse, liv. X, p. 627; et même livre, p. 645. 4. Souvent les tribuns jugèrent seuls; rien ne les rendit plus odieux. Denys d'Halicarnasse, liv. XI, p. 709.)

5.

Judicia extraordinaria. » Voy. les Institutes, liv. IV.

6. Liv. VI, p. 360.

MONTESQUIEU, -1

18

« PrécédentContinuer »