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ses sont moins fondées sur la méchanceté que sur l'oubli ou le mé pris de soi-même.

Il n'est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les mœurs, non de ceux qui choquent aussi la sûreté publique, tels que l'enlèvement et le viol, qui sont de la quatrième espèce.

Les crimes de la troisième classe sont ceux qui choquent la tranquillité des citoyens; et les peines en doivent être tirées de la nature de la chose, et se rapporter à cette tranquillité, comme la prison, l'exil, les corrections, et autres peines qui ramènent les esprits inquiets, et les font rentrer dans l'ordre établi

Je restreins les crimes contre la tranquillité aux choses qui contiennent une simple lésion de police car celles qui, troublant la tranquillité, attaquent en même temps la sûreté, doivent être mises dans la quatrième classe.

Les peines de ces derniers crimes sont ce qu'on appelle des supplices. C'est une espèce de talion, qui fait que la société refuse la sûreté à un citoyen qui en a privé, ou qui a voulu en priver un autre. Cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison et dans les sources du bien et du mal. Un citoyen mérite la mort lorsqu'il a violé la sûreté au point qu'il a ôté la vie, ou qu'il a entrepris de l'ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade. Lorsqu'on viole la sûreté à l'égard des biens, il peut y avoir des raisons pour que la peine soit capitale; mais il vaudroit peut-être mieux, et il seroit plus de la nature, que la peine des crimes contre la sûreté des biens fût punie par la perte des biens. Et cela devroit être ainsi, si les fortunes étoient communes ou égales; mais, comme ce sont ceux qui n'ont point de biens qui attaquent plus volontiers celui des autres, il a fallu que la peine corporelle suppléât à la pécuniaire.

Tout ce que je dis est puisé dans la nature, et est très-favorable à la liberté du citoyen.

CHAP. V.

· De certaines accusations qui ont particulièrement besoin de modération.

Maxime importante: il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie et de l'hérésie. L'accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, et être la source d'une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner. Car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d'un citoyen, mais plutôt sur l'idée que l'on s'est faite de son caractère, elle devient dangereuse à proportion de l'ignorance du peuple; et, pour lors, un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde. la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garans contre les soupçons de ces crimes,

Sous Manuel Comnène, le protestator' fut accusé d'avoir conspiré contre l'empereur, et de s'être servi, pour cela, de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la vie de cet empereur 2, que l'on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paroître des légions de démons. Or, en supposant dans la magie une puissance qui arme l'enfer, et en partant de là, on regarde celui que l'on appelle un magicien comme l'homme du monde le plus propre à troubler et à renverser la société, et l'on est porté à le punir sans mesure.

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L'indignation croît lorsque l'on met dans la magie le pouvoir de détruire la religion. L'histoire de Constantinople nous apprend que, sur une révélation qu'avoit eue un évêque, qu'un miracle avoit cessé à cause de la magie d'un particulier, lui et son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas ? Qu'il ne soit pas rare qu'il y ait des révélations; que l'évêque en ait eu une; qu'elle fût véritable; qu'il y eût eu un miracle; que ce miracle eût cessé; qu'il y eût de la magie; que la magie pût renverser la religion; que ce particulier fût magicien ; qu'il eût fait enfin cet acte de magie.

L'empereur Théodore Lascaris attribuoit sa maladie à la magie. Ceux qui en étoient accusés n'avoient d'autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon, chez les Grecs, d'être magicien, pour se justifier de la magie. Tel étoit l'excès de leur idiotisme qu'au crime du monde le plus incertain ils joignirent les preuves les plus incertaines.

Sous le règne de Philippe le Long, les juifs furent chassés de France, accusés d'avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique.

Je n'ai point dit ici qu'il ne falloit point punir l'hérésie; je dis qu'il faut être très-circonspect à la punir.

CHAP. VI. Du crime contre nature.

A Dieu ne plaise que je veuille diminuer l'horreur que l'on a pour un crime que la religion, la morale et la politique condamnent tour à tour. Il faudroit le proscrire quand il ne feroit que donner à un sexe les foiblesses de l'autre, et préparer à une vieillesse infâme par une jeunesse honteuse. Ce que j'en dirai lui laissera toutes ses flétrissures, et ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l'horreur même que l'on en doit avoir.

Comme la nature de ce crime est d'être caché, il est souvent

4. Nicétas, Vie de Manuel Comnène, liv. IV.

2. Ibia.

3. Histoire de l'empereur Maurice, par Théophylacte, chap. XI.

arrive que des législateurs l'ont puni sur la déposition d'un enfant : c'étoit ouvrir une porte bien large à la calomnie. « Justinien, dit Procope, publia une loi contre ce crime; il fit rechercher ceux qui en étoient coupables, non-seulement depuis la loi, mais avant. La déposition d'un témoin, quelquefois d'un enfant, quelquefois d'un esciave, suffisoit, surtout contre les riches et contre ceux qui étoient de la faction des verts 2. »

Il est singulier que, parmi nous, trois crimes, la magie, l'hérésie et le crime contre nature, dont on pourroit prouver, du premier, qu'il n'existe pas; du second, qu'il est susceptible d'une infinité de distinctions, interprétations, limitations; du troisième, qu'il est très-souvent obscur, aient été tous trois punis de la peine du feu.

Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s'y trouve porté d'ailleurs par quelque coutume, comme chez les Grecs, où les jeunes gens faisoient tous leurs exercices nus; comme chez nous, où l'éducation domestique est hors d'usage; comme chez les Asia tiques, où des particuliers ont un grand nombre de femmes qu'ils méprisent, tandis que les autres n'en peuvent avoir. Que l'on ne prépare point ce crime, qu'on le proscrive par une police exacte, comme toutes les violations des mœurs; et l'on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre. Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d'une main libérale; et, en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfans qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices mêmes.

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Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l'empereur doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c'est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l'on veut, et exterminer la famille que l'on veut.

Deux personnes chargées de faire la gazette de la cour, ayant mis dans quelque fait des circonstances qui ne se trouvèrent pas vraies, on dit que mentir dans une gazette de la cour, c'étoit manquer de respect à la cour; et on les fit mourir 3. Un prince du sang ayant mis quelque note par mégarde sur un mémorial signé du

1. Histoire secrète,

2. Voy. les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, chap. xx. (ED.)

3. Le père du Halde, t. I, p. 43.

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pinceau rouge par l'empereur, on décida qu'il avoit manqué de respect à l'empereur; ce qui causa contre cette famille une des terribles persécutions dont l'histoire ait jamais parlé '.

C'est assez que le crime de lèse-majesté soit vague pour que le gouvernement dégénère en despotisme. Je m'étendrai davantage làdessus dans le livre de la composition des lois.

CHAP. VIII.

De la mauvaise application du nom de crime de sacrilege et de lèse-majesté.

C'est encore un violent abus de donner le nom de crime de lèsemajesté à une action qui ne l'est pas. Une loi des empereurs 2 poursuivoit comme sacriléges ceux qui mettoient en question le jugement du prince, et doutoient du mérite de ceux qu'il avoit choisis pour quelque emploi 3. Ce furent bien le cabinet et les favoris qui établirent ce crime. Une autre loi avoit déclaré que ceux qui attentent contre les ministres et les officiers du prince sont criminels de lèse-majesté, comme s'ils attentoient contre le prince même1. Nous devons cette loi à deux princes 5 dont la foiblesse est célèbre dans l'histoire; deux princes qui furent menés par leurs ministres, comme les troupeaux sont conduits par les pasteurs; deux princes, esclaves dans le palais, enfans dans le conseil, étrangers aux armées, qui ne conservèrent l'empire que parce qu'ils le donnèrent tous les jours. Quelques-uns de ces favoris conspirèrent contre leurs empereurs. Ils firent plus : ils conspirèrent contre l'empire, ils y appelèrent les barbares; et, quand on voulut les arrêter, l'Etat étoit si foible qu'il fallut violer leur loi, et s'exposer au crime de lèse-majesté pour les punir.

C'est pourtant sur cette loi que se fondoit le rapporteur de M. de Cinq-Mars, lorsque, voulant prouver qu'il étoit coupable du crime de lèse-majesté, pour avoir voulu chasser le cardinal de Richelieu des affaires, il dit : « Le crime qui touche la personne des ministres des princes est réputé, par les constitutions des empereurs,

1. Lettres du père Parennin, dans les Lettres édifiantes.

2. Gratien, Valentinien et Théodose. C'est la troisième au code De crimin, sacril.

3. << Sacrilegii instar est dubitare an is dignus sit quem elegerit impea rator.» (Ibid.) Cette loi a servi de modèle à celle de Roger, dans les constitutions de Naples, tit. IV.

4. La loi cinquième, au code Ad leg. Jul. maj.

5. Arcadius et Honorius.

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6. Mémoires de Montrésor, t. I. P. 238, édition de Cologne, 1728. Cinq-Mars et de Thou, son complice, furent condamnés et exécutés à Lyon l'an 1642. Voy. dans les Mémoires de Montrésor, t. II, p. 265, des détails touchans sur leur procès et leurs derniers instans. (ED.)

de pareil poids que celui qui touche leur personne. Un ministre sert bien son prince et son État; on l'ôte à tous les deux : c'est comme si l'on privoit le premier d'un bras, et le second d'une partie de sa puissance. » Quand la servitude elle-même viendroit sur la terre, elle ne parleroit pas autrement.

Une autre loi de Valentinien, Théodose et Arcadius2, déclare les faux monnoyeurs coupables du crime de lèse-majesté. Mais n'étoit-ce pas confondre les idées des choses? Porter sur un autre crime le nom de lèse-majesté, n'est-ce pas diminuer l'horreur du crime de lèse-majesté ?

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Paulin ayant mandé à l'empereur Alexandre « qu'il se préparoit à poursuivre comme criminel de lèse-majesté un juge qui avoit prononcé contre ses ordonnances, l'empereur lui répondit que, dans un siècle comme le sien, les crimes de lèse-majesté indirects n'avoient point de lieu 3. »

Faustinien ayant écrit au même empereur qu'ayant juré, par la vie du prince, qu'on ne pardonneroit jamais à son esclave, il se voyoit obligé de perpétuer sa colère, pour ne pas se rendre coupable du crime de lèse-majesté : « Vous avez pris de vaines terreurs, lui répondit l'empereur; et vous ne connoissez pas mes maximes. >>

Un sénatus-consultes ordonna que celui qui avoit fondu des statues de l'empereur qui auroient été réprouvées, ne seroit point coupable de lèse-majesté. Les empereurs Sévère et Antonin écrivirent à Pontius que celui qui vendroit des statues de l'empereur non consacrées ne tomberoit point dans le crime de lèse-majesté. Les mêmes empereurs écrivirent à Julius Cassianus que celui qui jetteroit par hasard une pierre contre une statue de l'empereur ne devoit point être poursuivi comme criminel de lèse-majesté. La loi Julie demandoit ces sortes de modifications; car elle avoit rendu coupables de lèse-majesté, non-seulement ceux qui fondoient les statues des empereurs, mais ceux qui commettoient quelque ac

4. « Nam ipsi pars corporis nostri sunt. » (Même loi, au code Ad leg. Jul. maj.)

2. C'est la neuvième au code Théod., De falsa moneta.

3. «Etiam ex aliis causis majestatis crimina cessant meo sæculo. » (Leg. 1, cod. Ad leg. Jul. maj.)

4. « Alienam sectæ meæ sollicitudinem concepisti. » (Leg. 2, cod. Ad leg. Jul. maj.)

5. Voy. la loi 5, § 4, ff. Ad. leg. Jul. maj.

6. Voy. la loi 5, § 2, ibid.

7. Voy. la loi 5, §1.

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