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ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre seroit trop cher, si l'on ne faisoit travailler la piante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plamdre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être trèssage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un eorps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étoit d'une si grande conséquence, qu'ils faisoient mourir tous les hommes roux qui leur tomboient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commenceroit à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains car, si elle étoit telle qu'ils le disent, ne seroit-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?

CHAP. VI.

- Véritable origine du droit de l'esclavage.

Il est temps de chercher la vraie origine du droit de l'esclavage. Il doit être fondé sur la nature des choses: voyons s'il y a des cas où il en dérive.

Dans tout gouvernement despotique, on a une grande facilité à se vendre l'esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile.

M. Perry' dit que les Moscovites se vendent très-aisément. J'en sais bien la raison : c'est que leur liberté ne vaut rien.

A Achim, tout le monde cherche à se vendre. Quelques-uns des principaux seigneurs n'ont pas moins de mille esclaves, qui sont

1. État présent de la Grande-Russie, par Jean Perry; Paris, 1747, in-12. 2. Nouveau voyage autour du monde, par Guillaume Dampierre, t. III; Amsterdam, 1744.

eux,

des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d'esclaves sous et ceux-ci beaucoup d'autres; on en hérite et on les fait trafiquer. Dans ces États, les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.

C'est là l'origine juste, et conforme à la raison, de ce droit d'esclavage très-doux que l'on trouve dans quelques pays; et il doit être doux, parce qu'il est fondé sur le choix libre qu'un homme, pour son utilité, se fait d'un maître ce qui forme une convention réciproque entre les deux parties.

CHAP. VII. Autre origine du droit de l'esclavage.

Voici une autre origine du droit de l'esclavage, et même de cet esclavage cruel que l'on voit parmi les hommes.

II

y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l'esclavage y choque donc moins la raison; et le maître y étant aussi lâche à l'égard de son prince, que son esclave l'est à son égard, l'esclavage civil y est encore accompagné de l'esclavage politique.

Aristote1 veut prouver qu'il y a des esclaves par nature; et ce qu'il dit ne le prouve guère. Je crois que, s'il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler.

Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle; et il faut bien distinguer ces pays d'avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d'Europe, où il a été si heureusement aboli.

Plutarque nous dit, dans la Vie de Numa, que, du temps de Saturne, il n'y avoit ni maître, ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge.

CHAP. VIII. - Inutilité de l'esclavage parmi nous.

Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres.

Ce qui me fait penser ainsi, c'est qu'avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux des mines comme si pénibles, qu'on croyoit qu'ils ne pouvoient être faits que par des esclaves ou par des criminels. Mais on sait

A. Politique, liv. I, chap. I.

qu'aujourd'hui les hommes qui y sont employés vivent heureux'. On a, par de petits priviléges, encouragé cette profession; on a joint à l'augmentation du travail celle du gain; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu'ils eussent pu prendre.

Il n'y a point de travail si pénible qu'on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison, et non pas l'avarice, qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l'art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu'ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étoient plus riches que celles de Hongrie; et elles ne produisoient pas tant parce qu'ils n'imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves.

Je ne sais si c'est l'esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n'y a peut-être pas de climat sur la terre où l'on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étoient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux; parce que ces hommes étoient paresseux, on les a mis dans l'esclavage.

CHAP. IX.

Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie,

On entend dire tous les jours qu'il seroit bon que parmi nous il y eût des esclaves.

Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s'ils seroient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation; sans doute qu'ils lui seroient utiles; mais, prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu'aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort pour savoir qui devroit former la partie de la nation qui seroit libre, et celle qui seroit esclave. Ceux qui parlent le plus pour l'esclavage l'auroient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auroient horreur de même. Le cri pour l'esclavage est donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l'amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très-content d'être le maître des biens, de l'honneur et de la vie des autres; et que toutes ses passions ne se réveillassent d'abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous.

1. On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, et dans celles de Hongrie.

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il y a deux sortes de servitudes : la réelle et la personnelle. La réelle est celle qui attache l'esclave au fonds de terre. C'est ainsi qu'étoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite'. Ils n'avoient point d'office dans la maison; ils rendoient à leur maître une certaine quantité de blé, de bétail ou d'étoffe : l'objet de leur esclavage n'alloit pas plus loin. Cette espèce de servitude est encore établie en Hongrie, en Bohême, et dans plusieurs endroits de la basse Allemagne.

La servitude personnelle regarde le ministère de la maison, et se rapporte plus à la personne du maître.

L'abus extrême de l'esclavage est lorsqu'il est, en même temps, personnel et réel. Telle étoit la servitude, des ilotes chez les Lacedémoniens; ils étoient soumis à tous les travaux hors de la maison et à toutes sortes d'insultes dans la maison; cette ilotie est contre la nature des choses. Les peuples simples n'ont qu'un esclavage réel2, parce que leurs femmes et leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or, l'ilotie joint, dans les mêmes personnes, l'esclavage établi chez les peuples voluptueux, et celui qui est établi chez les peuples simples.

CHAP. XI. Ce que les lois doivent faire par rapport

à l'esclavage.

Mais, de quelque nature que soit l'esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter, d'un côté, les abus, et de l'autrè, les dangers.

CHAP. XII. Abus de l'esclavage.

Dans les États mahométans3, on est non-seulement maître de la vie et des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu'on appelle leur vertu ou leur honneur. C'est un des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n'y soit faite que pour servir à la volonté de l'autre. Cette servitude est récompensée par la paresse dont on fait jouir de pareils esclaves : ce qui est encore pour l'État un nouveau malheur.

C'est cette paresse qui rend les sérails d'Orient des lieux de dé

4. De moribus Germanorum, § 25.

2. Vous ne pourriez, dit Tacite, distinguer le maître de l'esclave par les délices de la vie. (De mor. Germ., § 20.)

3. Voy. Chardin, Voyage de Perse.

4. Voy. Chardin, t. II, dans sa Description du marché d'Izagour.

lices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par là on choque même l'esprit de l'établissement de l'esclavage.

La raison veut que le pouvoir du maître ne s'étende point au delà des choses qui sont de son service: il faut que l'esclavage soit pour l'utilité, et non pas pour la volupté. Les lois de la pudicité sont du droit naturel, et doivent être senties par toutes les nations du monde.

Que si la loi qui conserve la pudicité des esclaves est bonne dans les Etats où le pouvoir sans bornes se joue de tout, combien le sera-t-elle dans les monarchies? combien le sera-t-elle, dans les Etats républicains?

Il y a une disposition de la loi' des Lombards qui paroît bonne pour tous les gouvernemens : « Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous deux libres. » Tempérament admirable pour prévenir et arrêter, sans trop de rigueur, l'incontinence des maîtres.

Je ne vois pas que les Romains aient eu, à cet égard, une bonne police. Ils lâchèrent la bride à l'incontinence des maîtres; ils privèrent même, en quelque façon, leurs esclaves du droit des mariages. C'étoit la partie de la nation la plus vile; mais, quelque vile qu'elle fût, il étoit bon qu'elle eût des mœurs, et, de plus, en lui ôtant les mariages, on corrompoit ceux des citoyens.

CHAP. XIII.

Danger du grand nombre d'esclaves.

Le grand nombre d'esclaves a des effets différens dans les divers gouvernemens. Il n'est point à charge dans le gouvernement despotique; l'esclavage politique, établi dans le corps de l'Etat, fait que l'on sent peu l'esclavage civil. Ceux que l'on appelle hommes libres ne le sont guère plus que ceux qui n'y ont pas ce titre; et ceux-ci, en qualité d'eunuques, d'affranchis, ou d'esclaves, ayant en main presque toutes les affaires, la condition d'un homme libre et celle d'un esclave se toùchent de fort près. Il est donc presque indifférent que peu ou beaucoup de gens y vivent dans l'esclavage. Mais, dans les États modérés, il est très-important qu'il n'y ait point trop d'esclaves. La liberté politique y rend précieuse la liberté civile; et celui qui est privé de cette dernière est encore privé de l'autre. Il voit une société heureuse dont il n'est pas même partie ; il trouve la sûreté établie pour les autres, et non pas pour lui; il sent que son maître a une âme qui peut s'agrandir, et que la slenne est contrainte de s'abaisser sans cesse. Rien ne met plus

4. Liv. I, tit, xxxII, § 5.

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