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rent naturellement dans les tribus de la campagne; et celles de la ville reçurent le bas peuple', qui, y étant enfermé, influoit trèspeu dans les affaires; et cela étoit regardé comme le salut de la république. Et quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple qu'Appius Claudius avoit répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très-grand 2. Les censeurs jetoient les yeux tous les cinq ans sur la situation actuelle de la république, et distribuoient de manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir.

Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que depuis sa naissance sa constitution se trouva telle, soit par l'esprit du peuple, la force du sénat, ou l'autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé.

Carthage périt, parce que, lorsqu'il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu'elle ne voulut pas en guérir. Et parmi nous les républiques d'Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus: aussi n'ont-elles pas plus de liberté que Rome n'en eut du temps des décemvirs3.

Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce qu'il y a un corps qui l'examine continuellement, et qui s'examine continuellement lui-même; et telles sont ses erreurs qu'elles ne sont jamais longues, et que, par l'esprit d'attention qu'elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c'est-à-dire toujours agité, ne sauroit se maintenir s'il n'est par ses propres lois capable de correction.

CHAP. IX.

Deux causes de la perte de Rome.

Lorsque la domination de Rome étoit bornée dans l'Italie, la république pouvoit facilement subsister. Tout soldat étoit égale. ment citoyen; chaque consul levoit une armée; et d'autres citoyens alloient à la guerre sous celui qui succédoit. Le nombre de troupes n'étant pas excessif, on avoit attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville. Enfin le sénat voyoit de près la con

1. Appelé turba forensis. » —— 2. Voy. Tite Live, liv. IX, chap. XLVI. 3. Ni même plus de puissance.

4. Les affranchis et ceux qu'on appeloit « capite censi,» parce que, ayant très-peu de bien, ils n'étoient taxés que pour leur tête, ne furent point d'abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressans. Servius Tullius les avoit mis dans la sixième classe, et on ne

duite des généraux, et leur ôtoit la pensée de rien faire contre leur devoir.

les gens

Mais lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, de guerre, qu'on étoit obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l'on soumettoit, perdirent peu à peu l'esprit de citoyens; et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force, et ne purent plus obéir.

Les soldats recommencèrent donc à ne reconnoître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui étoit à la tête d'une armée dans une province étoit son général ou son ennemi.

Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvoit accorder que sa puissance même, le sénat put aisément se défendre, parce qu'il agissoit constamment, au lieu que la populace passoit sans cesse de l'extrémité de la fougue à l'extrémité de la foiblesse. Mais quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au dehors, toute la sagesse du sénat devint inutile, et la république fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c'est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté; au lieu que les succès et les malheurs d'un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l'expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c'est à la perpétuité de son État.

Si la grandeur de l'empire perdit la république, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avoit soumis tout l'univers avec le secours des peuples d'Italie, auxquels elle avoit donné en différens temps divers priviléges. La plupart de ces peuples ne s'étoient pas d'abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains; et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages. Mais lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu'on ne fut rien dans le

prenoit des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre Jugurtha, enrôla indifféremment tout le monde. « Milites scribere, «dit Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque « libido erat, capite censos plerosque. » (De bello Jugurth., chap. LXXXVI.) Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étoient dans les quatre tribus de la ville étoient à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étoient dans la sixième classe.

1. Jus Latii, jus Italicum.

2. Les Éques disoient dans leurs assemblées : « Ceux qui ont pu choisir ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine, qui a été une

monde si l'on n'étoit citoyen romain, et qu'avec ce titre on étoit tout, les peuples d'Italie résolurent de périr ou d'être Romains . ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes; ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne; les autres alliés alloient les suivre1. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étoient pour ainsi dire les mains avec lesquelles elle enchaînoit l'univers, étoit perdue; elle alloit être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n'avoient pas encore cessé d'être fidèles'; et peu à peu elle l'accorda à tous.

Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avoit eu qu'un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n'étoit qu'un amour de l'égalité. Les peuples d'Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et sa dépendance de quelque grand protecteur. La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble; et comme on n'en étoit citoyen que par une espèce de fiction, qu'on n'avoit plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour pour la patrie, et les sentimens romains ne furent plus.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages, ou se les faire donner; les assemblées furent de véritables conjurations; on appela comices une troupe de quelques séditieux; l'autorité du peuple, ses lois, luimême, devinrent des choses chimèriques; et l'anarchie fut telle qu'on ne put plus savoir si le peuple avoit fait une ordonnance, ou s'il ne l'avoit point faite ".

On n'entend parler dans les auteurs, que des divisions qui perdirent Rome; mais on ne voit pas que ces divisions y étoient nécessaires, qu'elles y avoient toujours été, et qu'elles y devoient

peine nécessaire pour ceux qui n'ont pu s'en défendre. (Tite Live, liv. IX, chap. XLV.)

1. Les Ausculans, les Marses, les Vestins, les Marrucins, les Férentans, les Hirpins, les Pompéians, les Vénusiens, les Japyges, les Lucaniens, les Samnites, et autres. (Appian, De la guerre civile, liv. I, chap. XXXIX.)

2. Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre; et comme on les fit aussi citoyens, d'autres posèrent encore les armes; et enfin il ne resta que les Samnites qui furent exterminés. 3. Qu'on s'imagine cette tête monstrueuse des peuples d'Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisoit le reste du monde.

4. Voy. les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV, lett. xví.

toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la république qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il falloit bien qu'il y eût à Rome des divisions : et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors, ne pouvoient pas être bien modérés au dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre, et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et, pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas.

Ce qu'on appelle union, dans un corps politique, est une chose très-équivoque; la vraie est une union d'harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles nous paroissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union dans un État où l'on ne croit voir que du trouble, c'està-dire une harmonie d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l'action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance; et si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république; mais c'est une chose qu'on a vu toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu'une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu'elle s'est agrandie : parce qu'elles étoient telles que leur effet naturel étoit de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font qu'un peuple se rend maître des autres et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu'il l'a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connoît 1, et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois; et ce ne sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome étoit faite pour s'agrandir, et ses lois étoient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu'elle ait été, sous

& Le canton de Berne.

le pouvoir des rois, dans l'aristocratie, ou dans l'État populaire, elle n'a jamais cessé de faire des entreprises qui demandoient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n'a point eu de prospérités dont elle n'ait profité, ni de malheur dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté parce qu'elle acheva trop tôt son ouvrage.

CHAP. X. De la corruption des Romains.

Je crois que la secte d'Epicure, qui s'introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains 1. Les Grecs en avoient été infatués avant eux aussi avoient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que de son temps les sermens ne pouvoient donner de la confiance pour un Grec, au lieu qu'un Romain en étoit pour ainsi dire enchaîné2.

Il y a un fait, dans les lettres de Cicéron à Atticus 3, qui nous montre combien les Romains avoient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

«< Memmius, dit-il, vient de communiquer au sénat l'accord que son compétiteur et lui avoient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s'étoient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour l'année suivante; et eux, de leur côté, s'obligeoient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur fournissoient trois augures qui déclareroient qu'ils étoient présens lorsque le peuple avoit fait la loi curiate', quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeroient qu'ils avoient assisté à la signature du sénatus-consulte qui régloit l'état de leurs provinces, quoi qu'il n'y en eût point eu.» Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat!

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l'on

1. Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pareille secte. (Plutarque, l'ie de Pyrrhus.)

2. « Si vous prêtez aux Grecs un talent, avec dix promesses, dix cautions, autant de témoins, il est impossible qu'ils gardent leur foi; mais, parmi les Romains, soit qu'on doive rendre compte des deniers publics ou de ceux des particuliers, on est fidèle à cause du serment que l'on a fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers; et c'est sans raison qu'on la combat aujourd'hui. (Polybe, liv. VI, chap. LVI.)

3. Liv. IV, lett. xvIII.

4. La loi curiate donnoit la puissance militaire, et le sénatus-consulte régloit les troupes, l'argent, les officiers, que devoit avoir le gouverneur : or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, vouloient fabriquer une fausse loi et un faux sénatus-consulte.

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