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puisse avoir des mœurs des hommes, il y avoit ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mêloient quelque sentiment religieux à l'amour qu'ils avoient pour leur patrie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la ville, et la ville, éternelle comme son fondateur, avoient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impression qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée.

La grandeur de l'Etat fit la grandeur des fortunes particulières. Mais comme l'opulence est dans les mœurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissoient pas d'avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n'en avoient point'. Ceux qui avoient d'abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d'une condition privée, il fut difficile d'être un bon citoyen; avec les désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats; et, comme dit Salluste2, on vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d'autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne s'y étoient pas introduits; car la force de son institution avoit été telle qu'elle avoit conservé une valeur héroïque, et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté; ce qui n'est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Les citoyens romains regardoient le commerce3 et les arts comme des occupations d'esclaves : ils ne les exerçoient point. S'il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuoient leur première industrie; mais en général ils ne connoissoient que l'art de la guerre, qui étoit la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs. Ainsi les vertus guerrières restèrent après qu'on eut perdu toutes les autres.

1. La maison que Cornélie avoit achetée soixante et quinze mille drachmes, Lucullus l'acheta, peu de temps après, deux millions cinq cent mille. (Plutarque, Vie de Marius.)

2. « Ut merito dicatur genitos esse, qui nec ipsi habere possent res fa« miliares, nec alios pati.» (Fragment de l'Histoire de Salluste, tiré du livre De la cité de Dieu, liv. 11, chap. xvIII.)

3. Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres, l'agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenoient une maison à louage, les cabaretiers, n'étoient pas du nombre des citoyens. (Denys d'Halicarnasse, liv. II, idem, liv. IX.)

4. Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. III.

5. Il falloit avoir servi dix années, entre l'âge de seize ans et celui de quarante-sept. Voy. Polybe, liv. VI, chap. XIX.

CHAP. XI. De Sylla.

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De Pompée et César.

Je supplie qu'on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla: on en trouvera dans Appian l'épouvantable histoire. Outre la jalousie, l'ambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain étoit furieux; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardoient plus comme les membres d'une même république', et l'on se faisoit une guerre qui, par un caractère particulier, étoit en même temps civile et étrangère.

Sylla fit des lois très-propres à ôter la cause des désordres que l'on avoit vus : elles augmentoient l'autorité du sénat, tempéroient le pouvoir du peuple, régloient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la république ; mais, dans la fureur de ses succès, il avoit fait des choses qui mirent Rome dans l'impossibilité de conserver sa liberté.

Il ruina, dans son expédition d'Asie, toute la discipline militaire; il accoutuma son armée aux rapines2, et lui donna des besoins qu'elle n'avoit jamais eus; il corrompit une fois des soldats, qui devoient dans la suite corrompre les capitaines.

Il entra dans Rome à main armée, et enseigna aux généraux romains à violer l'asile de la liberté 3.

Il donna les terres des citoyens aux soldats, et il les rendit avides pour jamais; car, dès ce moment, il n'y eut plus un homme de guerre qui n'attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Il inventa les proscriptions, et mit à prix la tête de ceux qui n'étoient pas de son parti. Dès lors il fut impossible de s'attacher davantage à la république; car, parmi deux hommes ambitieux, et qui se disputoient la victoire, ceux qui étoient neutres, et pour le parti de la liberté, étoient sûrs d'être proscrits par celui des

1. Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avoit, par le secours du tribun Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d'Italie dans les anciennes, ce qui rendoit les Italiens maîtres des suffrages, ils étoient la plupart du parti de Marius, pendant que le sénat et les anciens citoyens étoient du parti de Sylla.

2. Voy., dans la Conjuration de Catilina, le portrait que Salluste nous fait de cette armée, § 11.

3. « Fugatis Marii copiis, primus urbem Romam cum armis ingressus est. (Fragment de Jean d'Antioche, dans l'Extrait des vertus et des vices.)

4. On distribua bien au commencement une partie des terres des ennemis vaincus; mais Sylla donnoit les terres des citoyens.

deux qui seroit vainqueur. Il étoit donc de la prudence de s'attacher à l'un des deux.

Il vint après lui, dit Cicéron', un homme qui, dans une cause impie, et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.

Sylla, quittant la dictature, avoit semblé ne vouloir vivre que sous la protection de ses lois mêmes; mais cette action, qui marqua tant de modération, étoit elle-même une suite de ses violences. Il avoit donné des établissemens à quarante-sept légions dans divers endroits de l'Italie. « Ces gens-là, dit Appian, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veilloient à sa sûreté, et étoient toujours prêts à le secourir ou à le venger2.»

La république devant nécessairement périr, il n'étoit plus question que de savoir comment et par qui elle devoit être abattue.

Deux hommes également ambitieux, excepté que l'un ne savoit pas aller à son but si directement que l'autre, effacèrent par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens. Pompée parut le premier; César le suivit de près.

Pompée, pour s'attirer la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornoient le pouvoir du peuple; et quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce qu'il voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.

Les lois de Rome avoient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures qui se soutenoient, s'arrêtoient, et se tempéroient l'une l'autre; et, comme elles n'avoient toutes qu'un pouvoir borné, chaque citoyen étoit bon pour y parvenir; et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages l'un après l'autre, ne s'accoutumoit à aucun d'eux. Mais dans ces temps-ci le système de la république changea : les plus puissans se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires, ce qui anéantit l'autorité du peuple et des magistrats, et mit toutes les grandes affaires dans les mains d'un seul ou de peu de gens3.

Fallut-il faire la guerre à Sertorius, on en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate, tout le monde cria Pompée. Eut-on besoin de faire venir des blés à Rome, le peuple croit être perdu, si on n'en charge Pompée. Veut-on détruire les pi

4. Offices, liv. II, chap. vii.

2. On peut voir ce qui arriva après la mort de César.

3. Plebis opes imminutæ, paucorum potentia crevit, » (Salluste, De conjuratione Catil., § 39.)

rates, il n'y a que Pompée. Et lorsque César menace d'envahir, le sénat crie à son tour, et n'espère plus qu'en Pompée.

« Je crois bien, disoit Marcus au peuple, que Pompée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer votre liberté que leur domination; mais il y a eu un temps où chacun de vous avoit la protection de plusieurs, et non pas tous la protection d'un seul, et où il étoit inouï qu'un mortel pût donner ou ôter de pareilles choses. »

A Rome, faite pour s'agrandir, il avoit fallu réunir dans les mêmes personnes les honneurs et la puissance; ce qui, dans des temps de trouble, pouvoit fixer l'admiration du peuple sur un seul citoyen.

Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ce que l'on donne; mais, quand on y joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté.

Des préférences excessives données à un citoyen dans une république ont toujours des effets nécessaires : elles font naître l'envie du peuple, ou elles augmentent sans mesure son amour.

Deux fois Pompée, retournant à Rome maître d'opprimer la republique, eut la modération de congédier ses armées avant que d'y entrer, et d'y paroître en simple citoyen. Ces actions, qui le comblèrent de gloire, firent que dans la suite, quelque chose qu'il eût fait au préjudice des lois, le sénat se déclara toujours pour lui. Pompée avoit une ambition plus lente et plus douce que celle de César. Celui-ci vouloit aller à la souveraine puissance, les armes à la main, comme Sylla. Cette façon d'opprimer ne plaisoit point à Pompée il aspiroit à la dictature, mais par les suffrages du peuple; il ne pouvoit consentir à usurper la puissance; mais il auroit voulu qu'on la lui remît entre les mains.

Comme la faveur du peuple n'est jamais constante, il y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit'; et, ce qui le toucha bien sensiblement, des gens qu'il méprisoit augmentèrent le leur, et s'en servirent contre lui.

Cela lui fit faire trois choses également funestes: il corrompit le peuple à force d'argent, et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen.

De plus, il se servit de la plus vile populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les gens sages, lassés de vivre dans l'anarchie, le créeroient dictateur par désespoir.

Enfin il s'unit d'intérêts avec César et Crassus. Caton disoit que ce n'étoit pas leur inimitié qui avoit perdu la république, mais leur union. En effet, Rome étoit en ce malheureux état qu'elle étoit moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunis

Fragment de l'Histoire de Salluste.

2. Voy. Plutarque.

sant les vues et les intérêts des principaux, ne faisoit plus qu'une tyrannie.

Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces qu'il lui avoit données, et ses artifices mêmes; il troubla la ville par ses émissaires, et se rendit maître des élections: consuls, préteurs, tribuns, furent achetés au prix qu'ils mirent euxmêmes.

Le sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée; il le pria de prendre la défense de la république, si l'on pouvoit appeler de ce nom un gouvernement qui demandoit la protection d'un de ses citoyens.

Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte qu'il eut de penser qu'en élevant César, comme il avoit fait, il eût manqué de prévoyance. Il s'accoutuma le plus tard qu'il put à cette idée; il ne se mettoit point en défense pour ne point avouer qu'il se fût mis en danger; il soutenoit au sénat que César n'oseroit faire la guerre ; et parce qu'il l'avoit dit tant de fois, il le redisoit toujours.

Il semble qu'une chose avoit mis César en état de tout entreprendre: c'est que, par une malheureuse conformité de noms, on avoit joint à son gouvernement de la Gaule cisalpine celui de la Gaule d'au delà les Alpes.

La politique n'avoit point permis qu'il y eût des armées auprès de Rome; mais elle n'avoit pas souffert non plus que l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes : cela fit qu'on tint des forces considérables dans la Gaule cisalpine, c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que l'on voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouoit aux dieux infernaux, et l'on déclaroit sacrilége et parricide, quiconque, avec une légion, avec une armée, ou avec une cohorte, passeroit le Rubicon.

A un gouvernement si important qui tenoit la ville en échec, on en joignit un autre plus considérable encore : c'étoit celui de la Gaule transalpine, qui comprenoit les pays du midi de la France, qui, ayant donné à César l'occasion de faire la guerre pendant plusieurs années à tous les peuples qu'il voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et qu'il ne les conquit pas moins que les barbares. Si César n'avoit point eu le gouvernement de la Gaule transalpine, il n'auroit point corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. S'il n'avoit pas eu celui de la Gaule cisalpine, Pompée auroit pu l'arrêter au passage des Alpes; au lieu que, dès le commencement de la guerre, il fut obligé d'abandonner l'Italie ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui dans les guerres civiles est la puissance même.

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