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La même frayeur qu'Annibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César l'y répandit lorsqu'il passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers momens de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir; il sortit de Rome, y laissa le trésor public; il ne put nulle part retarder le vainqueur; il abandonna une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer.

On parle beaucoup de la fortune de César; mais cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices, qu'il eût été bien difficile que, quelque armée qu'il eût commandée, il n'eût été vainqueur, et qu'en quelque république qu'il fût né, il ne l'eût gouvernée.

César, après avoir défait les lieutenans de Pompée en Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avoit la côte de la mer et des forces supérieures, étoit sur le point de voir l'armée de César détruite par la misère et la faim; mais comme il avoit souverainement le foible de vouloir être approuvé, il ne pouvoit s'empêcher de prêter l'oreille aux vains discours de ses gens, qui le railloient ou l'accusoient sans cesse1. Il veut, disoit l'un, se perpétuer dans le commandement, et être, comme Agamemnon, le roi des rois. Je vous avertis, disoit un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. Quelques succès particuliers qu'il eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour n'être pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant d'avantages pour aller, avec des troupes nouvelles, combattre une armée qui avoit vaincu tant de fois.

Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandoit, ne voulut jamais suivre l'avis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout, et perdit tout; et lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même précipitation perdit la république une troisième fois2.

Vous remarquerez que dans ces guerres civiles, qui durèrent si longtemps, la puissance de Rome s'accrut sans cesse au dehors. Sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restoient

encore.

Il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile. Tout le

1. Voy. Plutarque, Vie de Pompée.

2. Cela est bien expliqué dans Appian, De la guerre civile, liv. IV, chap. cvIII et suiv. L'armée d'Octave et d'Antoine auroit péri de faim si l'on n'avoit pas donné la bataille.

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monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat; et lorsque par la paix les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les autres qui n'ont guère que des citoyens. D'ailleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que dans la confusion ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang; au lieu que dans les autres temps on est placé, et on l'est souvent tout de travers. Et pour passer de l'exemple des Romains à d'autres plus récens, les François n'ont jamais été si redoutables au dehors qu'après les querelles des maisons de Bourgogne et d'Orléans, après les troubles de la ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII, et de celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais été si respectée que sous Cromwell, après les guerres du long parlement. Les Allemands n'ont pris la supériorité sur les Turcs qu'après les guerres civiles d'Allemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, d'abord après les guerres civiles pour la succession, ont montré en Sicile une force qui a étonné l'Europe; et nous voyons aujourd'hui la Perse renaître des cendres de la guerre civile, et humilier les Turcs.

Enfin la république fut opprimée; et il n'en faut pas accuser l'ambition de quelques particuliers, il en faut accuser l'homme, toujours plus avide du pouvoir à mesure qu'il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu'il possède beaucoup.

Si César et Pompée avoient pensé comme Caton, d'autres auroient pensé comme firent César et Pompée; et la république, destinée à périr, auroit été entraînée au précipice par une autre main.

César pardonna à tout le monde; mais il me semble que la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.

Quoi que l'on ait dit de sa diligence après Pharsale, Cicéron l'accuse de lenteur avec raison. Il dit à Cassius qu'ils n'auroient jamais cru que le parti de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, s'ils avoient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d'Alexandrie, ils n'auroient pas fait leur paix, et qu'ils se seroient retirés avec Scipion et Caton en Afrique'. Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres; et, en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avoit été décidé à Phar

sale.

César gouverna d'abord sous des titres de magistrature, car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et comme les peuples d'Asie abhorroient ceux de consul et de proconsul, les peuples d'Europe détestoient celui du roi de sorte que dans ces temps-là ces noms foisoient le bonheur ou le désespoir de la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête; mais

1. Épîtres familières, liv. XV, lett. xv.

voyant que le peuple cessoit ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore d'autres tentatives'; et je ne puis comprendre qu'il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie, ou crussent avoir fait ce qu'ils avoient fait.

Un jour que le sénat lui déféroit de certains honneurs, il négligea de se lever; et pour lors les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.

On n'offense jamais plus les hommes que lorsqu'on choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, c'est quelquefois une preuve de l'estime que vous en faites; choquez leurs coutumes, c'est toujours une marque de mépris.

:

César, de tout temps ennemi du sénat, ne put cacher le mépris qu'il conçut pour ce corps, qui étoit devenu presque ridicule depuis qu'il n'avoit plus de puissance par là sa clémence même fut insultante. On regarda qu'il ne pardonnoit pas, mais qu'il dédaignoit de punir.

Il porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-consultes; il les souscrivoit du nom des premiers sénateurs qui lui venoient dans l'esprit. « J'apprends quelquefois, dit Cicéron2, qu'un sénatusconsulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie, avant que j'aie su qu'il ait été fait; et plusieurs princes m'ont écrit des lettres de remercimens sur ce que j'avois été d'avis qu'on leur donnât le titre de rois, que non-seulement je ne savois pas être rois, mais même qu'ils fussent au monde. »

On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de ce temps-là3, qu'on a mises sous le nom de Cicéron, parce que la plupart sont de lui, l'abattement et le désespoir des premiers hommes de la république à cette révolution subite qui les priva de leurs honneurs, et de leurs occupations même; lorsque, le sénat étant sans fonction, ce crédit qu'ils avoient eu par toute la terre, ils ne purent plus l'espérer que dans le cabinet d'un seul; et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens. Elles sont le chef-d'œuvre de la naïveté des gens unis par une douleur commune, et d'un siècle où la fausse politesse n'avoit pas mis le mensonge partout; enfin on n'y voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.

Il étoit bien difficile que César pût défendre sa vie : la plupart des conjurés étoient de son parti, ou avoient été par lui comblés de bienfaits ; et la raison en est bien naturelle. Ils avoient trouvé

4. Il cassa les tribuns du peuple.

2. Lettres familières, liv. IX, lett. xv.

3. Voy. les Lettres de Cicéron et de Servius Sulpitiu

4. Decimus Brutus, Caïus Casca, Trebonius, Tullius Cinber, Minutius

de grands avantages dans sa victoire; mais, plus leur fortune devenoit meilleure, plus ils commençoient à avoir part au malheur commun'; car, à un homme qui n'a rien, il importe assez peu, certains égards, en quel gouvernement il vive.

De plus, il y avoit un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d'Italie, qui faisoit regarder comme un homme vertueux l'assassin de celui qui avoit usurpé la souveraine puissance. A Rome surtout, depuis l'expulsion des rois, la loi étoit précise, les exemples reçus la république armoit le bras de chaque citoyen, le faisoit magistrat pour le moment, et l'avouoit pour sa défense.

Brutus ose bien dire à ses amis que quand son père reviendroit sur la terre il le tueroit tout de même ; et, quoique par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu peu, les conjurations, au commencement du règne d'Auguste, renaissoient toujours.

C'étoit un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutoit que lui seul, et ne voyoit ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu sembloit s'oublier pour se surpasser elle-même; et l'action qu'on ne pouvoit d'abord approuver, parce qu'elle étoit atroce, elle la faisoit admirer comme divine.

En effet, le crime de César, qui vivoit dans un gouvernement libre, n'étoit-il pas hors d'état d'être puni autrement que par un assassinat? Et demander pourquoi on ne l'avoit pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n'étoit-ce pas demander raison de ses crimes?

CHAP. XII.

De l'état de Rome après la mort de César.

Il étoit tellement impossible que la république pût se rétablir, qu'il arriva ce qu'on n'avoit jamais encore vu, qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut pas de liberté; car les causes qui l'avoient détruite subsistoient toujours.

Les conjurés n'avoient formé de plan que pour la conjuration, et n'en avoient point fait pour la soutenir.

Après l'action faite, ils se retirèrent au Capitole : le sénat ne s'assembla pas; et le lendemain, Lépidus, qui cherchoit le trouble, se saisit avec des gens armés de la place romaine.

Basilius, étoient amis de César. (Appian, De bello civili, liv. II, chapitre cxiu.)

4. Je ne parle pas des satellites d'un tyran, qui seroient perdus après lui, mais de ses compagnons, dans un gouvernement libre.

2. Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Cicéron, lett. xvI.

Les soldats vétérans, qui craignoient qu'on ne répétât les dons immenses qu'ils avoient reçus, entrèrent dans Rome : cela fit que le sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les extrêmes, il accorda une amnistie aux conjurés; ce qui produisit une fausse paix.

César, avant sa mort, se préparant à son expédition contre les Parthes, avoit nommé des magistrats pour plusieurs années, afin qu'il eût des gens à lui qui maintinssent dans son absence la tranquillité de son gouvernement ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour longtemps.

Comme le sénat avoit approuvé tous les actes de César sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui l'étoit, se saisit du livre de raison de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu'il voulut`: de manière que le dictateur régnoit plus impérieusement que pendant sa vie; car, ce qu'il n'auroit jamais fait, Antoine le faisoit; l'argent qu'il n'auroit jamais donné, Antoine le donnoit; et tout homme qui avoit de mauvaises intentions contre la république, trouvoit soudain une récompense dans les livres de César.

Par un nouveau malheur, César avoit amassé pour son expédition des sommes immenses, qu'il avoit mises dans le temple d'Ops: Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.

Les conjurés avoient d'abord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre : ils n'y auroient trouvé nul obstacle; car, dans ces momens d'étonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser. Cela ne fut point exécuté; et voici ce qui en arriva :

Le sénat se crut obligé de permettre qu'on fit les obsèques de César; et effectivement, dès qu'il ne l'avoit pas déclaré tyran, il ne pouvoit lui refuser la sépulture. Or, c'étoit une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres, et de faire ensuite l'oraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisoit de grandes largesses, et l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.

Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat dans toute cette affaire', qu'il auroit mieux valu agir avec rigueur, et s'exposer à périr, et que même on n'auroit point péri; mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat fut assemblé, il n'étoit plus

4. Cela n'auroit pas été sans exemple: après que Tiberius Gracchus eut été tué, Lucretius, édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. (Aurelius Victor, De vir. illust., chap. LXIV.)

2. Lettres à Atticus, liv. XIV, lett. x.

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