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temps. Et ceux qui savent le prix d'un moment, dans des affaires où le peuple a tant de part, n'en seront pas étonnés.

Voici un autre accident: pendant qu'on faisoit des jeux en l'honneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours le peuple crut que son âme avoit été reçue dans le ciel.

C'étoit bien une coutume des peuples de Grèce et d'Asie de bâtir des temples aux rois, et même aux proconsuls qui les avoient gouvernés on leur laissoit faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner de leur servitude; les Romains mêmes pouvoient, dans des laraires, ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres; mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques'.

Le gouvernement de la Macédoine étoit échu à Antoine; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules: on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avoit la Gaule cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut l'en chasser; cela produisit une guerre civile, dans laquelle le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.

Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avoit pris le mauvais parti de travailler à l'élévation d'Octave; et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avoit remis devant les yeux.

Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.

Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est qu'ordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuliers qui flattent leur amourpropre, et les rendent contens d'eux.

Je crois que si Caton s'étoit réservé pour la république, il auroit donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, étoit incapable du premier : il avoit un beau génie, mais une âme souvent commune. L'accessoire, chez Cicéron, c'étoit la vertu; chez Caton, c'étoit la gloire3; Cicéron se voyoit toujours le premier; Caton s'oublioit toujours celui-ci vouloit sauver la république pour elle-même; celui-là pour s'en vanter.

1. Voy. là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. V, et la remar que de M. l'abbé de Mongault.

2. Dion dit que les triumvirs, qui espéroient tous d'avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu'ils purent pour augmenter les honneurs qu'on lui rendoit, liv. XLVII.

3. «< Esse quàm videri bonus malebat; itaqué quominus gloriam petebat, « eo magis illam assequebatur. (Salluste, De bello Catil., chap. LIV.)

Je pourrois continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyoit, Cicéron craignoit; que là où Caton espéroit, Cicéron se confioit; que le premier voyoit toujours les choses de sang-froid, l'autre au travers de cent petites passions.

Antoine fut défait à Modène : les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui de son côté cessa d'agir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.

Voilà comment Cicéron, qui se vantoit que sa robe avoit détruit les armées d'Antoine, donna à la république un ennemi plus dangereux, parce que son nom étoit plus cher, et ses droits, en apparence, plus légitimes'.

Antoine, défait, s'étoit réfugié dans la Gaule transalpine, où il avoit été reçu par Lépidus. Ces deux hommes s'unirent avec Octave, et ils se donnèrent l'un à l'autre la vie de leurs amis et de leurs ennemis 2. Lépide resta à Rome : les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux où l'on combattit trois fois pour l'empire du monde.

Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipitation qui n'est pas excusable; et l'on ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la république, qui fut ainsi abandonnée. Caton s'étoit donné la mort à la fin de la tragédie; ceux-ci la commencèrent en quelque façon par leur mort.

On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort le progrès de la secte stoïque, qui y encourageoit; l'établissement des triomphes et de l'esclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes qu'il ne falloit pas survivre à une défaite; l'avantage que les accusés avoient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devoit être flétrie et leurs biens confisqués3; une espèce de point d'honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd'hui à égorger notre ami pour un geste ou pour une parole; enfin une grande commodité pour l'héroïsme, chacun faisant finir la pièce qu'il jouoit dans le monde, à l'endroit où il vouloit.

On pourroit ajouter, une grande facilité dans l'exécution: l'âme, tout occupée de l'action qu'elle va faire, du motif qui la détermine, du péril qu'elle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.

4. Il étoit héritier de César, et son fils par adoption.

2. Leur cruauté fut si insensée qu'ils ordonnèrent que chacun eût à se réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voy. Dion.

3. « Eorum qui de se statuebant humabantur corpora, manebant tes<tamenta, pretium festinandi. » (Tacite, Annales, liv. Vl, chap, xxix.)

L'amour-propre, l'amour de notre conservation, se transforme en tant de manières, et agit par des principes si contraires, qu'il nous porte à sacrifier notre être pour l'amour de notre être; et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes, que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même1.

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Sextus Pompée tenoit la Sicile et la Sardaigne; il étoit maître de la mer, et il avoit avec lui une infinité de fugitifs et de proscrits qui combattoient pour leurs dernières espérances. Octave lui fit deux guerres très-laborieuses; et, après bien des mauvais succès, il le vainquit par l'habileté d'Agrippa.

Les conjurés avoient presque tous fini malheureusement leur vie ; et il étoit bien naturel que des gens qui étoient à la tête d'un parti abattu tant de fois, dans les guerres où l'on ne se faisoit aucun quartier, eussent péri de mort violente. De là cependant on tira la conséquence d'une vengeance céleste qui punissoit les meurtriers de César, et proscrivoit leur cause.

Octave gagna les soldats de Lépidus, et le dépouilla de la puissance du triumvirat ; il lui envia même la consolation de mener une vie obscure, et le força de se trouver, comme homme privé, dans les assemblées du peuple.

On est bien aise de voir l'humiliation de ce Lépidus. C'étoit le plus méchant citoyen qui fût dans la république, toujours le premier à commencer les troubles, formant sans cesse des projets funestes, où il étoit obligé d'associer de plus habiles gens que lui. Un auteur moderne s'est plu à en faire l'éloge, et cite Antoine, qui, dans une de ses lettres, lui donne la qualité d'honnête homme; mais un honnête homme pour Antoine ne devoit guère l'être pour les autres.

Je crois qu'Octave est le seul de tous les capitaines romains qui ait gagné l'affection des soldats en leur donnant sans cesse des marques d'une lâcheté naturelle. Dans ces temps-là, les soldats faisoient plus de cas de la libéralité de leur général que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de n'avoir point eu cette valeur qui peut donner l'empire, et que cela même l'y porta on le craignit moins. Il n'est pas impossible que les

4. Il est certain que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises, qu'ils n'étoient lorsque, par cette puissance qu'on prenoit sur soi-même, on pouvoit à tous les instans échapper à toute autre puissance.

2. L'abbé de Saint-Réal.

choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux. S'il avoit d'abord montré une grande âme, tout le monde se seroit méfié de lui; et, s'il eût eu de la hardiesse, il n'auroit pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le perdirent.

Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats que deux mois après sa victoire il rétabliroit la république : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étoient jaloux de la liberté de leur patrie, quoiqu'ils la détruisissent sans cesse, n'y ayant rien de si aveugle qu'une armée.

La bataille d'Actium se donna; Cléopâtre fuit, et entraîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite elle le trahit'. Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avoit formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.

Une femme à qui Antoine avoit sacrifié le monde entier le trahit; tant de capitaines et tant de rois, qu'il avoit agrandis ou faits, lui manquèrent; et, comme si la générosité avoit été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre.

Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une bataille décidoit presque. toujours l'affaire, et qu'une défaite ne se réparoit pas.

Les soldats romains n'avoient point proprement d'esprit de parti; ils ne combattoient point pour une certaine chose, mais pour une certaine personne; ils ne connoissoient que leur chef, qui les engageoit par des espérances immenses; mais le chef battu n'étant plus en état de remplir ses promesses, ils se tournoient d'un autre côté. Les provinces n'entroient point non plus sincèrement dans la querelle, car il leur importoit fort peu qui eût le dessus, du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs étoit battu, elles se donnoient à l'autre 2; car il falloit que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devoit leur sacrifier les pays les plus coupables.

Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avoient pour prétexte la religion; et elles ont duré, parce que le motif subsistoit après la victoire; les autres n'avoient pas propre

1. Voy. Dion, liv. LF.

2. Il n'y avoit point de garnisons dans les villes pour les contenir; et Les Romains n'avoient eu besoin d'assurer leur empire que par des armées ou des colonies.

ment de motif, mais étoient excitées par la légèreté ou l'ambition de quelques grands, et elles étoient d'abord étouffées.

Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à Octave) établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable1; car dans un Etat libre où l'on vient d'usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans borne d'un seul; et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets.

Tous les gens qui avoient eu des projets ambitieux avoient travaillé à mettre une espèce d'anarchie dans la république. Pompée, Crassus et César, y réussirent à merveille. Ils établirent une impunité de tous les crimes publics; tout ce qui pouvoit arrêter la corruption des mœurs, tout ce qui pouvoit faire une bonne police, ils l'abolirent; et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travailloient à les rendre pires: ils introduisirent donc la coutume de corrompre le peuple à prix d'argent; et quand on étoit accusé de brigues, on corrompoit aussi les juges; ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences; et, quand on étoit mis en justice, on intimidoit encore les juges'; l'autorité même du peuple étoit anéantie : témoin Gabinius, qui, après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolémée à main armée, vint froidement demander le triomphe 2.

Ces premiers hommes de la république cherchoient à dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les inconvéniens du gouvernement républicain; mais lorsque Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir l'ordre pour faire sentir le bonheur du gouvernement d'un

seul.

Lorsque Auguste avoit les armes à la main, il craignoit les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens; c'est pour cela qu'il ménagea les premiers, et fut si cruel aux autres. Lorsqu'il fut en paix, il craignit les conjurations; et ayant toujours devant les yeux le destin de César, pour éviter son sort il songea à s'éloigner de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d'Auguste. Il porta dans le sénat une cuirasse sous sa robe; il refusa le nom de dictateur; et au lieu que César disoit insolemment que la république n'étoit rien, et que ses paroles étoient des lois, Auguste ne parla que de la dignité du sénat, et de son respect pour la république. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible sans choquer ses intérêts;

4. Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atticus.

2. César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu'il y eût eu aucune délibération du sénat ni aucun décret du peuple. Vov. Dion.

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