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et il en fit un aristocratique, par rapport au civil, et monarchique, par rapport au militaire; gouvernement ambigu, qui, n'étant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvoit subsister que tandis qu'il plairoit au monarque, et étoit entièrement monarchique par conséquent.

On a mis en question si Auguste avoit eu véritablement le dessein de se démettre de l'empire. Mais qui ne voit que, s'il l'eût voulu, il étoit impossible qu'il n'y eût réussi? Ce qui fait voir que c'étoit un jeu, c'est qu'il demanda tous les dix ans qu'on le soulageât de ce poids, et qu'il le porta toujours. C'étoit de petites finesses pour se faire encore donner ce qu'il ne croyoit pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute la vie d'Auguste; et, quoique les hommes soient fort bizarres, cependant il arrive trèsrarement qu'ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions d'Auguste, tous ses règlemens, tendoient visiblement à l'établissement de la monarchie. Sylla se défait de la dictature; mais dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses violences, on voit un esprit républicain; tous ses règlemens, quoique tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de république. Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté; Auguste, rusé tyran', les conduit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla la république reprenoit des forces, tout le monde crioit à la tyrannie; et, pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifioit, on ne parloit que de liberté.

La coutume des triomphes, qui avoit tant contribué à la grandeur de Rome, se perdit sous Auguste, ou plutôt cet honneur devint un privilège de la souveraineté 2. La plupart des choses qui arrivèrent sous les empereurs avoient leur origine dans la république, et il faut les rapprocher; celui-là seul avoit le droit de demander le triomphe, sous les auspices duquel la guerre s'étoit faite or, elle se faisoit toujours sous les auspices du chef, et

1. J'emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains, qui donnoient ce nom à tous ceux qui avoient renversé la démocratie.

2. On ne donna plus aux particuliers que les ornemens triomphaux. (Dion, in Aug.)

3. Les Romains ayant changé de gouvernement, sans avoir été envahis, les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouvernement, dont la forme même resta à peu près.

4. Dion, in Aug., liv. LIV, dit qu'Agrippa négligea par modestie de rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bosphore, et refusa même le triomphe; et que depuis lui personne de ses pareils ne triompha; mais c'étoit une grâce qu'Auguste vouloit faire à Agrippa, et qu'Antoine ne fit point à Ventidius la première fois qu'il vainquit les Parthes.

par conséquent de l'empereur qui étoit le chef de toutes les

armées.

Comme, du temps de la république, on eut pour principe de faire continuellement la guerre, sous les empereurs, la maxime fut d'entretenir la paix : les victoires ne furent regardées que comme des sujets d'inquiétude, avec des armées qui pouvoient mettre leurs services à trop haut prix.

Ceux qui eurent quelque commandement craignirent d'entreprendre de trop grandes choses: il fallut modérer sa gloire de façon qu'elle ne réveillât que l'attention, et non pas la jalousie du prince, et ne point paroître devant lui avec un éclat que ses yeux ne pouvoient souffrir.

Auguste fut fort retenu à accorder le droit de bourgeoisie romaine'; il fit des lois2 pour empêcher qu'on n'affranchît trop d'esclaves3; il recommanda par son testament que l'on gardât ces deux maximes, et qu'on ne cherchât point à étendre l'empire par de nouvelles guerres.

Ces trois choses étoient très-bien liées ensemble: dès qu'il n'y avoit plus de guerres, il ne falloit plus de bourgeoisie nouvelle, ni d'affranchissemens.

Lorsque Rome avoit des guerres continuelles, il falloit qu'elle réparât continuellement ses habitans. Dans les commencemens, on y mena une partie du peuple de la ville vaincue dans la suite, plusieurs citoyens des villes voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage, et ils s'y établirent en si grand nombre que, sur les plaintes des alliés, on fut souvent obligé de les leur renvoyer; enfin on y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent les mariages, et même les rendirent nécessaires. Rome fit dans toutes ses guerres un nombre d'esclaves prodigieux; et, lorsque ses citoyens furent comblés de richesses, ils en achetèrent de toutes parts, mais ils les affranchirent sans nombre, par générosité, par avarice, par foiblesse : les uns vouloient récompenser des esclaves fidèles; les autres vouloient recevoir en leur nom le blé que la république distribuoit aux pauvres citoyens; d'autres enfin désiroient d'avoir à leur pompe funèbre beaucoup de gens qui la suivissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque composé d'affranchis: de façon que ces maîtres du monde, non-seulement dans les commencemens, mais dans tous les temps, furent la plupart d'origine servile.

4. Suétone, in Aug., liv. II.

2. Suétone, ibid. Voy. les Institutes, liv. I.

4. Denys d'Halicarnasse, liv. IV.

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5. Voy. Tacite, Annales, liv. XIII, chap. xxvii, « late fusum in cor« pus, » etc.

Le nombre du petit peuple, presque tout composé d'affranchis ou de fils d'affranchis, devenoit incommode, on en fit des colonies, par le moyen desquelles on s'assura de la fidélité des provinces. C'étoit une circulation des hommes de tout l'univers. Rome les recevoit esclaves, et les renvoyoit Romains.

Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une garnison; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontières, et établit des fonds particuliers pour les payer; enfin il ordonna que les vétérans recevroient leur récompense en argent, et non pas en terres'.

Il résultoit plusieurs mauvais effets de cette distribution des terres que l'on faisoit depuis Sylla. La propriété des biens des citoyens étoit rendue incertaine. Si on ne menoit pas dans un même lieu les soldats d'une cohorte, ils se dégoûtoient de leur établissement, laissoient les terres incultes, et devenoient de dangereux citoyens : mais, si on les distribuoit par légions, les ambitieux pouvoient trouver contre la république des armées dans un moment.

Auguste fit des établissemens fixes pour la marine. Comme avant lui les Romains n'avoient point eu des corps perpétuels de troupes de terre, ils n'en avoient point non plus de troupes de mer. Les flottes d'Auguste eurent pour objet principal la sûreté des convois, et la communication des diverses parties de l'empire; car d'ailleurs les Romains étoient les maîtres de toute la Méditerranée on ne naviguoit dans ces temps-là que dans cette mer, et ils n'avoient aucun ennemi à craindre.

Dion remarque très-bien que depuis les empereurs il fut plus difficile d'écrire l'histoire : tout devint secret; toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des empereurs; on ne sut plus que ce que la folie et la hardiesse des tyrans ne voulut point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent.

CHAP. XIV. Tibère.

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment, et couvrir les campagnes qu'elles conservoient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et renversa sous Tibère avec violence.

4. Il régla que les soldats prétoriens auroient cinq mille drachmes: deux après seize ans de service, et les autres trois mille drachmes après vingt ans de service. (Dion, in Aug.)

2. Voy. Tacite, Annales, liv. XIV, chap. xxvII, sur les soldats menés à Tarente et à Antium.

Il y avoit une loi de majesté contre ceux qui commettoient quel que attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avoit été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étoient pas seulement les actions qui tomboient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes, et des pensées même; car ce qui se dit dans ces épanchemens de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil; l'ingénuité, comme une imprudence; la vertu, comme une affectation qui pouvoit rappeler dans l'esprit dés peuples le bonheur des temps précédens.

Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois, et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étoient sauvés.

des

Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'instrumens de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu'il en put soupçonner. Du temps de la république, le sénat qui ne jugeoit point en corps les affaires des particuliers, connoissoit, par une délégation du peuple, crimes qu'on imputoit aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu'il appeloit crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'exprimer les sénateurs alloient au-devant de la servitude; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d'entre eux faisoient le métier de délateur.

Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de servitude qui régnoit pour lors dans le sénat. Après que César eut vaincu le parti de la république, les amis et les ennemis qu'il avoit dans le sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avoient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs. Les uns cherchoient à lui plaire, les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusqu'à proposer qu'il lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plairoit. Cela fit qu'il ne se défia point du sénat, et qu'il y fut assassiné; mais cela fit aussi que dans les règnes suivans il n'y eut point de flatterie qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étoient immenses, quelles que fussent les voies qu'ils employoient pour les acquérir; elles furent presque toutes ôtées sous les empereurs : les sénateurs n'avoient plus ces

grands cliens qui les combloient de biens; on ne pouvoit guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses procurateurs, qui étoient à peu près comme sont aujourd'hui nos intendans, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistoient toujours; le train de vie étoit pris, et on ne pouvoit plus le soutenir que par la faveur de l'empereur.

Auguste avoit ôté au peuple la puissance de faire des lois, et celle de juger les crimes publics: mais il lui avoit laissé, ou du moins avoit paru lui laisser, celle d'élire les magistrats. Tibère, qui craignoit les assemblées d'un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilége, et le donna au sénat, c'est-à-dire à lui-même '; or, on ne sauroit croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l'âme des grands. Lorsque le peuple dispo.oit des dignités, les magistrats qui les briguoient faisoient bien des bassesses; mais elles étoient jointes à une certaine magnificence qui les cachoit, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit qu'ils lui distribuassent de l'argent ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen avoit quelque chose de noble, parce qu'il convient toujours à un grand homme d'obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais lorsque le peuple n'eut plus rien à donner, et que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes la flatterie, l'infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

Il ne paroît pourtant point que Tibère voulût avilir le sénat : il ne se plaignoit de rien tant que du penchant qui entraînoit ce corps à la servitude; toute sa vie est pleine de ses dégoûts làdessus mais il étoit comme la plupart des hommes, il vouloit des choses contradictoires; sa politique générale n'étoit point d'accord avec ses passions particulières. Il auroit désiré un sénat libre, et capable de faire respecter son gouvernement; mais il vouloit aussi un sénat qui satisfit à tous les momens ses craintes, ses jalousies, ses haines : enfin l'homme d'État cédoit continuelle ment à l'homme.

Nous avons dit que le peuple avoit autrefois obtenu des patriciens qu'il auroit des magistrats de son corps qui le défendroient contre les insultes et les injustices qu'on pourroit lui faire. Afin qu'ils fussent en état d'exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables; et on ordonna que quiconque maitraiteroit un tribun, de fait ou par paroles, seroit sur-le-champ puni de mort. Or, les empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les priviléges; et c'est sur ce fondement qu'on fit mourir

1. Tacite, Annales, liv. I, chap. xv; Dion, liv. LIV.

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