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Je m'étais établi à Hamptoncourt * : j'y étais attiré non par les portraits des belles de la

* Village à cinq lieues de Londres, où se trouve un château royal, célèbre par sa galerie de portraits, et bâti par le cardinal Wolsey, qui en fit présent à Henri VIII. Le château d'Hamptoncourt servit quelque tems de prison à l'infortuné Charles Ier. Après la mort de ce prince, Cromwel y établit sa résidence. Charles II, Jacques II, Guillaume III, l'habitèrent aussi. C'est dans ce lieu que furent d'abord déposés les célė– bres cartons de Raphaël, qui devaient être exécutés en tapisserie. On voit encore, dans le cabinet de la reine Marie, une tenture travaillée en entier de sa propre

cour de Charles II et des beautés plus modernes qui y récréent les yeux de la royauté, mais par le plaisir que je trouve dans les promenades solitaires de Busky-Park (à cause de l'habitude que j'ai de vivre dans le voisinage d'un palais ), et sur-tout par l'agrément de n'être qu'à peu de distance de la capitale.

En faisant ma promenade journalière, je remarquai plusieurs fois un vieillard de belle taille et de bonne mine, vêtu d'une redingote militaire à la mode, ayant une cravate de soie noire, du linge blanc comme la neige, des bottes bien luisantes, un air de dignité, une démarche noble, quelque chose, dans le regard, de fier sans être repoussant; l'aisance et la tournure des premiers rangs de la société.

tait

C'était évidemment un militaire; mais il n'épas de service au palais. Cependant je l'en vis sortir plus d'une fois, et je le regardai quelque tems comme un homme de qualité qui allait voir le noble duc qui y fait sa demeure. On pouvait le prendre pour un étranger de distinction; mais tout en lui annonçait un Anglais et un Anglais bien né, et qui a voyagé. Les pauvres le regardaient avec respect les petites

t

filles s'arrêtaient pour lui faire une révérence; les jeunes garçons le considéraient avec admiration, et baissaient les yeux s'ils rencontraient les siens; les gens âgés lui cédaient le pas, et le saluaient plutôt par instinct que par réflexion ; les personnes de la haute classe jetaient sur lui un coup-d'œil à la dérobée, et`se disaient à demi-voix : « Voilà un vieillard comme il faut ! qui peut-il être ? quelque grand personnage qui veut garder l'incognito. » La politesse les empêchait de le regarder fixement, et même de se retourner pour le voir plus long-tems.

J'éprouvai moi-même pour lui une sorte de respect, une déférence mêlée d'intérêt, et une impression de curiosité qui devenait plus forte chaque fois que je le rencontrais. Je remarquai sur-tout qu'il rendait toutes les marques d'égards qu'il recevait avec une condescendance infinie, une grâce qui paraissait le résultat des avantages extérieurs qu'il possédait, combinés avec les qualités du cœur, laissant entrevoir en même tems un léger mouvement d'orgueil, mais de cet orgueil qui échauffe l'ame sans la consumer, qui élève au-dessus du vulgaire sans faire oublier l'humanité. J'observais aussi quel

quefois en lui un regard d'inquiétude qui m'embarrassait. Etait ce crainte? Non. Le front élevé du vétéran repoussait ce soupçon. Etaitce l'inquiétude qu'il pouvait avoir d'être reconnu? Ses promenades habituelles au milieu de la journée ne permettaient pas de le croire. Sa conscience était – elle en proie au remords? Son air serein et tranquille, ses yeux bleus brillans d'une douce bonté quand il vous rendait votre salut, prouvaient que son ame était étrangère à toute bassesse.

Je résolus de faire connaissance avec lui; je l'accostai un jour à la promenade, et lui demandai quelle heure il était. Il me salua comme aurait pu le faire l'homme du meilleur ton dans le plus beau salon, et me répondit qu'une heure venait de sonner; il ne consulta pas sa montre pour me faire cette réponse, et s'éloigna aussitôt.

Le lendemain, je m'assis près de lui sur un banc, et je réussis à l'engager dans une conversation qui ne roula que sur des sujets géné raux. J'en fis autant tous les jours pendant une semaine, et enfin je pris assez de courage pour l'inviter à dîner, ajoutant que ma solitude et le

plaisir que je trouvais dans sa conversation (car il parlait plusieurs langues et avait beaucoup voyagé) ajouteraient un grand prix à sa com→ plaisance, s'il daignait accepter ma proposition sans que j'eusse rempli la formalité d'usage de porter ma carte à sa porte. Lui présentant alors une carte contenant mon nom et mon adresse, je lui dis que je serais toujours enchanté de le recevoir quand il le jugerait convenable.

Il m'assura de la manière la plus polie, avec un regard qui pénétra jusqu'au fond de mon ame, qu'il était plein de reconnaissance pour une marque de distinction et de bonté si inattendue et si peu méritée, ajoutant qu'il en était d'autant plus flatté qu'il savait apprécier le sentiment qui m'avait dicté cette invitation. Sa physionomie prenant alors une expression sévère et un peu hautaine qui annonçait que son cœur était en ce moment combattu; il finit ainsi : « Nous sommes deux solitaires; mais une retraite absolue convient à mes habitudes aç→ tuelles; d'ailleurs, si j'acceptais votre offre obligeante, je ne pourrais me livrer au płai– sir de votre société sans contracter l'obliga

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