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Un jour que je passais dans May-Fair, je vis sur une porte un nom qui me rappela un de mes amis que je n'avais pas vu depuis près de cinq ans *. Il était alors à Weymouth, où une jeune fille charmante, que j'appellerai Caroline, se trouvait à la même époque avec sa famille, pour prendre des bains de mer. Vénus, quand elle sortit du sein des ondes (je choisis une com

*Les maisons de Londres sont fort petites, afin que chacun puisse avoir la sienne. C'est un usage assez général que de placer sur la porte de chaque maison une petite plaque de cuivre sur laquelle est gravé le nom de celui qui l'habite.

paraison convenable au lieu de la scène) ne pouvait briller de plus de jeunesse et de beauté.

Mon ami, qui demeure aujourd'hui dans May-Fair *, en devint éperduement amoureux, et fit pour elle plus d'extravagances que je n'en ai jamais lues dans aucun roman. Il passait la moitié des nuits sous ses fenêtres; lui donnait des serénades; faisait des vers pour elle; restait seul dans un coin, lorsqu'il allait à un bal où elle se trouvait, à moins qu'il ne dansât avec elle; ses yeux étincelaient d'impatience quand il la voyait parler à un homme, et j'en vis sortir des larmes de dépit, un jour qu'elle dansait avec un jeune officier de marine. Il a employé une rame de papier à lui écrire des billets doux, et il s'est battu deux fois en duel pour elle.

Caroline n'était ni moins romanesque, ni moins éprise. Elle passait les journées entières à se promener avec lui; portait son portrait caché dans son sein; marquait tout son linge

*Belle rue de Londres, située près d'Oxford-street, du côté d'Hyde-Park. Elle est habitée par des lords, des membres des deux chambres, et par la haute bourgeoisie. May-Fair est à Londres ce qu'est la Chaussée-d'Antin à Paris.

avec ses cheveux, lui écrivait tous les jours, quoiqu'il ne s'en passât aucun sans qu'elle le vît deux fois; enfin elle s'afficha dans toute la ville comme son amante.

Le père de mon jeune ami était fort riche, n'avait que ce seul fils, et ne se souciait pas de lui donner pour épouse la fille d'un pauvre baronnet qui avait cinq enfans. Mais l'opposition ne fit que fournir de nouveaux alimens à leur flamme, car la contrainte et les défenses ne manquent jamais de donner une activité plus vive au feu de l'amour. Je devins le confident du jeune homme et de son aimable maîtresse, et je fus chargé de jouer le rôle de médiateur entre les deux familles.

Le jeune homme assura son père qu'il se tuerait si on ne lui accordait pas sa bien-aimée. Caroline dit au sien qu'elle avait fait vœu de célibat, si elle n'épousait pas l'amant de son choix. J'employai quelques autres argumens qui n'étaient peut-être pas péremptoires, mais enfin ils réussirent; les parens donnèrent leur consentement, et l'heureux couple fut uni par les nœuds de l'hymen.

Immédiatement après leur mariage, ils par

tirent en chaise de poste pour le Devonshire, où ils passèrent le mois de miel, le premier mois du mariage. Chemin faisant, ils m'écrivirent une lettre dans laquelle ils me nommaient le meilleur de leurs amis, l'auteur de leur félicité, un bienfaiteur à qui ils ne pourraient jamais témoigner assez de reconnaissance.

A peine la mariée avait-elle alors seize ans, le mari n'en avait que vingt-deux. Un an après, le père de celui-ci paya sa dette à la nature, et laissa son fils héritier d'une fortune brillante, seule chose qui parût manquer à la félicité du jeune couple.

Comment se fit-il qu'ils me perdirent de vue, moi le meilleur de leurs amis, plus que leur père, c'est ce qu'il est difficile d'expliquer. Mais ils passèrent une année dans un heureux tête-à-tête dans le Devonshire, et voyagèrent ensuite pendant plus de trois ans dans plusieurs parties du continent. J'avais appris qu'ils avaient plusieurs enfans, et je frappai à leur porte avec confiance, persuadé que j'allais voir le tableau du bonheur conjugal.

Le domestique qui vint m'ouvrir était au service de son maître depuis dix ans. Il me re

connut sur-le-champ. « Ah! Monsieur, s'écriat-il en m'apercevant, quel plaisir mon maître et ma maîtresse auront à vous revoir! » Et il monta les escaliers quatre à quatre pour m'annoncer; la joie brillait dans ses yeux.

Je trouvai le couple amoureux assis devant une table en acajou, l'un tourné à droite, l'autre à gauche, sans cependant avoir l'air de se fuir ni de bouder. La dame dessinait un patron de broderie pour une garniture, et le mari lisait un journal déployé sur la table, et sur le coin duquel il avait le coude appuyé.

Cinq années n'avaient fait que donner aux charmes de Caroline l'éclat de la maturité, et ce tems n'avait produit aucune altération dans les traits de son époux, qui était et qui est encore un fort bel homme. Mais je ne trouvai plus dans la physionomie de chacun d'eux l'expression que j'y avais remarquée autrefois. Caroline était alors gaie, vive, maligne, tendre et passionnée, et je ne lui voyais maintenant qu'un air pensif et intéressant. Elle inspirait jadis le désir et l'admiration; aujourd'hui, elle ne faisait éprouver que la compassion et le regret. Son mari respirait alors le dévouement,

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