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SCÈNES DU VOYAGE A DIEPPE,

COMÉDIE DE MM. WAFFLARD ET FULGENCE. (1821.)

"C'est un voyage que tous les bourgeois de Paris, un peu aisés,' doivent faire une fois dans leur vie."

(Les Provinciaux à Paris; acte III, scène VIII.)

PERSONNAGES.

M. D'HERBELIN, ancien marchand, bien rond, bien franc.

MAD. D'HERBELIN, sa femme.
ISAURE, leur fille.

DUMONTEL, ami de D'Herbelin, homme de cinquante

ans.

FÉLICITÉ, servante de M. D'Herbelin.

FÉLICITÉ, seule.

Monsieur et madame d'Herbelin qui sont venus demeurer rue de Buffon, auprès du Jardin des Plantes, pour être plus tranquilles, ont bien fait d'aller dîner en ville aujourd'hui. Je ris du voyage qu'ils vont entreprendre. Aller de Paris à Dieppe exprès pour voir la mer! qu'est-ce que cela a donc de si curieux? Il faut qu'ils en aient une bien grande envie, car voilà deux hivers qu'ils jouent au loto et qu'ils mettent de côté toutes les pertes faites au jeu, pour servir aux frais du voyage. Au surplus, j'en suis bien contente; je vais être pour quatre jours maîtresse de la maison, et demain je pourrai déjeuner en tête-à-tête avec mon cher Flamand. Je prends assez les intérêts de mes maîtres toute l'année; je ne suis pas comme bien des domes

tiques, je ne fais pas danser l'anse du panier," et je puis bien me permettre une fois par hasard cette petite liberté à leurs dépens. Mais je les aperçois : les voilà déjà qui reviennent.

SCENE SUIVANTE.

M. ET MAD. D'HERBELIN, ISAURE, FÉLICITÉ. M. D'HER. Eh bien! mon enfant, Dumontel est-il arrivé ?

FEL. Non, monsieur, pas encore.

MAD. D'HER. En vérité, monsieur d'Herbelin, vous venez d'embrasser vos amis comme si vous alliez entreprendre un voyage de long cours, et comme si nous devions être trois mois sans les voir.

M. D'HER, Eh! eh! madame, savez-vous qu'il y a trente-six lieues d'ici à Dieppe? (se frottant les mains.) J'avoue que je me fais une idée délicieuse de voir un port de mer. C'est, dit-on, un spectacle majestueux et superbe; et, dussiez-vous rire de ma faiblesse, j'attache le plus grand prix à la partie de plaisir que nous allons faire. Depuis trente ans que nous sommes mariés, vous savez que j'ai toujours eu le désir de voir l'Océan.

MAD. D'HER. Oui; et depuis trente ans, il ne s'est point passé un seul jour sans que vous m'en parliez.

M. D'HER. Et vous savez aussi que chaque fois que j'ai voulu contenter mon désir, une fatalité attachée après moi faisait naître des circonstances qui venaient déranger tous mes projets; bref, j'avais fini par me persuader qu'il était écrit là haut que je devais renoncer à faire ce voyage...Mais pour cette fois...

FEL. Ah! pour cette fois vous touchez au port.

M. D'HER. Oui; je crois que nous tenons le vent. MAD. D'HER. Ne parlons pas si haut, mon ami; prenons garde, nous n'y sommes pas encore.

M. D'HER. A moins d'une mort subite, je ne vois pas trop maintenant ce qui pourrait nous empêcher de partir.

ISAU. Mon père, éloignez ces idées; j'ose au contraire vous prédire que notre voyage sera très-agréable. MAD. D'HER. Tu nous dis cela d'un air bien triste, mon Isaure.

M. D'HER. Je crois que ce voyage ne lui plaît pas. ISAU. Mais, mon père, vous êtes dans l'erreur; ce voyage me plaît beaucoup; seulement j'aurais préféré qu'il se fît dans la belle saison; au mois de mai, par exemple.

M. D'HER. Non pas, ma chère amie, non pas; j'y ai bien pensé ce n'est pas sans dessein que j'ai choisi la fin de l'hiver. Qu'allons-nous faire à Dieppe ? ce n'est pas pour voir la ville qui, dit-on, est fort mal bâtie et n'offre rien de remarquable. Or, nous sommes à la fin de février, et depuis huit jours dans l'équinoxe; voilà le temps où les coups de vent, les tempêtes, et les bourrasques, soulèvent les flots, brisent les esquifs, démâtent les vaisseaux...

FEL. Oh! monsieur; vous me faites peur.

M. D'HER. Et tu conviendras que ce spectacle terrible offre plus de beautés à l'œil d'un Parisien qu'une mer tranquille par un temps calme. Ensuite nous sommes dans le carnaval; c'est l'époque consacrée au plaisir eh bien! nous partons ce soir; nous arrivons demain à Dieppe; nous visitons le port; nous allons le soir à la comédie, s'il y en a une; nous faisons bonne chère; nous revenons ensuite à Paris; et nous sommes tous contens. Dumontel m'avait bien donné à entendre qu'une fois arrivés à Dieppe nous pourrions monter sur un paquebot, et filer jusqu'au Havre... MAD. D'HER. Pourquoi pas aller à l'Ile de France ? M. D'HER. Mais dans cette saison-ci, je ne me soucie pas trop de m'exposer aux périls d'une traversée. Tenons-nous-en à Dieppe, c'est tout ce qu'il faut pour un premier voyage. (Tirant sa montre.) Déjà cinq heures un quart! Que Dumontel surtout ne nous fasse pas manquer les vélocifères. Félicité, tous nos paquets sont-ils prêts?

FEL. Oui, monsieur, tout est prêt.

4

M. D'HER. Tu n'as pas oublié de mettre dans mon sac de nuit ma carte de Cassini, ma boussole,...ma longue-vue, et surtout mon album? Quand on voyage, il faut prendre des notes, et mettre à profit les observations que l'on fait. Remarquez-vous, mes enfans, comme depuis une heure le brouillard augmente?

MAD. D'HER. Une seule chose me contrarie; c'est d'être obligée de faire la route dans une voiture publique: On est toujours gêné, horriblement fatigué, et souvent exposé à se trouver en mauvaise compagnie.

M. D'HER. Bah! bah! une nuit sera bientôt passée; et d'ailleurs, madame, comment ont fait tous nos grands voyageurs? croyez-vous donc qu'ils n'aient pas éprouvé aussi bien des fatigues? Le plaisir qui nous attend demain nous fera tout oublier.

Mad. D'Her. Ah, çà! profitons du peu de temps qui nous reste pour mettre tout en ordre chez nous.

M. D'HER. Et surtout ne faisons pas attendre notre ami Dumontel. Pour toi, ma chère Félicité, pendant notre absence, la maison sera confiée à tes soins.

MAD. D'HER. Nous pouvons être sans inquiétude : Félicité est un charmant sujet; sage, réservée, attachée à ses maîtres, et qui, contre la coutume des jeunes filles de son état, n'a point d'amoureux. Je dis cela exprès devant elle; parce que je sais que je dis la vérité.

FEL. Vous avez bien raison, madame; qu'il se présente un amoureux chez vous, il sera bien reçu, et il pourra se vanter d'y être joliment traité.

AUTRE SCENE DU VOYAGE A DIEPPE.

DUMONTEL; D'HERBELIN, un livre à la main. M. D'HER. Eh! allons donc, mon ami; je suis dans une impatience...Six heures moins un quart, et les vélocifères partent à six heures et demie.

DUм. Mon cher, tu vas te fâcher.

M. D'HER. Allons; qu'y a-t-il encore de nouveau ? DUм. Je ne pars pas avec toi.

M. D'HER. Là, j'en étais sûr; encore une partie de plaisir manquée! Vit-on jamais un homme plus malheureux que moi? Je ne pourrai donc jamais parvenir à voir la mer ?

DUM. Mais écoute donc.

M. D'HER. (désespéré.) Ah! mon ami; cette nouvelle me tue... En t'attendant, je relisais les Voyages du capitaine Cook: j'en étais à son naufrage au Cap Vert, et il faut maintenant que je renonce au plaisir que je me promettais à Dieppe !

DUM. Mais, encore une fois, me laisseras-tu parler? Des affaires de la plus haute importance réclament ma présence à Paris jusqu'à demain soir; je n'ai pas une minute à perdre; on m'enlève vingt mille francs si je ne suis pas dans une heure à la rue Saint-George. Je te conterai cela...une faillite...

M. D'HER. Eh bien, mon ami, je vais prévenir qu'on défasse les paquets et que nous ne partons pas. DUM. Mais au contraire, tu vas partir.

M. D'HER. (vivement.) Comment! ce voyage n'est donc pas manqué ?

DUм. Eh! non ; tu ne me laisses pas achever.

M. D'HER. (transporté.) Ah! mon cher Dumontel, mon vieil ami, que je t'embrasse! J'avais besoin de ce mot-là pour ranimer mon courage. Parle, mon ami, parle; je remets le capitaine Cook dans ma poche, et maintenant je suis tout oreilles. Permets-moi seulement de marquer la page où j'en étais. (Il remet le signet.)

DUM. Je viens de voir Bernard, notre ami commun. Je lui ai dit que tu allais enfin entreprendre aujourd'hui le voyage que tu projetais depuis si long-temps; mais que j'étais fort contrarié de ne pouvoir t'accompagner, à cause de plusieurs affaires qui me retiendront encore à Paris vingt-quatre heures.

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