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SCENES DES HÉRITIERS,

COMÉDIE DE M. ALEXANDRE DUVAL.

PERSONNAGES.

ANTOINE KERLEBON, officier de marine, cru mort. JACQUES KERLEBON, capitaine d'un corsaire, frère d'Antoine.

HENRI, jeune peintre, neveu d'Antoine et de Jacques. DUPERRON, nouvel enrichi, cousin de Henri, et neveu d'Antoine et de Jacques.

JULES, vieux domestique d'Antoine Kerlebou.
ALAIN, niais méchant, au service de la famille.
MAD. KERLEBON, belle-sœur d'Antoine et de Jacques.
SOPHIE, fille de madame Kerlebon.

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(La scène se passe dans un vieux château à Landernau, près de Brest.)

JULES, ALAIN.

ALAIN, (préparant le déjeuner.) Ces héritiers-là vous donnent bien de l'embarras, et à moi aussi. L'un veut blanc, l'autre noir; c'est à qui fera le quant à moi dans le château.

JUL. Que veux-tu ? il leur appartient maintenant par la mort de mon pauvre maître. Je ne me rappelle pas son naufrage sans douleur.

AL. Il faut l'avouer, c'est être bien peu chanceux. Après quinze ans d'absence, il revient dans son pays, et voilà qu'une tempête...

JUL. Nous jette sur les pierres noires..

*Corsaire, a privateer.

AL. Est-ce que vous ne pouviez pas revirer de bord, et gagner la pleine mer ?

JUL. Les Anglais nous poursuivaient.

AL. Mais, puisque votre maître s'est noyé, pourquoi ne vous êtes-vous pas noyé aussi, vous ?

JUL. Pourquoi ? Le sot! Parce que je montais un autre vaisseau que le sien: c'est le seul de ses trois navires qui ait échappé à la tempête. Je gagnai heureusement le port de Brest, après avoir vu de très-loin le naufrage de M. Kerlebon.

AL. Sa mort a fait du bruit dans Landernau. Mais c'est singulier, on disait dans le pays qu'il était sans parens, et voilà qu'il en est arrivé tout à coup un régi

ment.

JUL. Ce sont ses héritiers que j'ai fait avertir du naufrage d'Antoine Kerlebon. Il n'est pas étonnant qu'à Landernau on ne lui ait pas connu de parens ; depuis son enfance il n'a pas vu sa famille, si ce n'est son frère Jacques, marin comme lui...Mais pourquoi me fais-tu toutes ces questions?

AL. C'est que, n'étant ici que depuis fort peu de jours, il faut bien que je sache à qui j'ai affaire. Et puis, on me fait des questions dans Landernau; on me dit: "Qu'est-ce que c'est que tous ces héritiers qui ❝ sont au château de Kerlebon? Quelles figures ils "ont! Comme ils vont être âpres à la curée !"

JUL. Eh bien ! que réponds-tu à cela?

AL. Rien. Je ne sais pas leurs histoires, et c'est fort désagréable; car enfin un bon domestique qui aime son état, doit savoir tout ce qui se passe dans la maison où il se trouve. Il faut qu'il puisse dire à tous les voisins: "Monsieur a fait ceci, Madame a fait çà; ❝ ceci a déplu à Monsieur, mais ceci plaisait à Ma"dame." "Si on n'est pas ainsi au courant des affaires, on passe pour un imbécile; et, Dieu merci, je ne le suis pas.

JUL. (à part.) Sa naïveté me fait rire. (haut.) Et que veux-tu donc savoir ?

AL. D'abord, quelle est cette grosse dame qu'on appelle madame Kerlebon?

JUL. C'est la belle-sœur de défunt mon maître.

AL. Vous êtes bien poli de l'appeler belle sœur. Et pourquoi le mari n'est-il pas venu hériter?

JUL. Parce qu'il est mort.

AL. Voilà une bonne raison.

cette petite Sophie ?...

Qu'est-ce que c'est que

1. JUL. C'est la fille de madame Kerlebon, elle porte son nom, et c'est son titre à l'héritage. Mais je suis trop bon de répondre à toutes tes sottises.

AL. Encore un petit mot.

jeunes gens?

Quels sont les deux

JUL. Ce sont les fils de deux sœurs de mon maître, Henri est un jeune artiste plein de mérite et de droiture. Duperron est un nouvel enrichi, plein de morgue et d'ignorance. Mais voici l'heure où les chers parens doivent descendre pour le déjeuner, je sors. Je vais chez l'officier de justice lui dire de venir faire la levée des scellés.

AL. C'est donc aujourd'hui ? mais je croyais qu'on attendait encore quelqu'un pour partager le gâteau.

JUL. Sans doute: Jacques Kerlebon, le frère de mon maître, doit arriver aujourd'hui même de Marseille On l'attend avec grande impatience; et moi, qui ai grande envie d'être débarrassé de l'héritage et des hé ritiers, je cours vite à la ville pour finir cette affaire. (Il sort.)

SCÈNE SUIVANTE.
ALAIN, seul.

⠀ Maintenant, je suis au courant, et je puis dire aux eurieux du pays: Venez, je m'en vais vous conter cette histoire-là. Mais surtout ne nous trompons pas ; je ne peux pas souffrir les domestiques qui ne rapportent ja mais juste, et qui parlent à tort et à travers de leurs maîtres. D'abord, je leur dirai qu'Antoine Kerlebon s'est noyé dans l'eau, par une tempête causée par un

naufrage, poursuivi par des Anglais, c'est clair. Puis, j'ajouterai que la grosse dame, qu'ils n'aiment point, est sa belle-sœur, quoiqu'elle ne soit ni belle ni bonne ; que le neveu Henri en conte à la cousine Sophie, qui est très-tendre de son naturel, et qu'on ne sait pas trop comment çà finira; que l'autre neveu, M. Duperron, est un fort honnête homme, qui a fait sa fortune en six mois, tandis que des honnêtes gens d'une autre espèce, ont bien de la peine à la faire en trente ans ; qu'on n'attend plus que le frère Jacques Kerlebon qui arrive, dit-on, très-gaîment pour partager l'héritage de son frère et puis après, selon l'usage, tous les parens s'en retourneront chez eux les poches et les mains pleines. J'espère que voilà un rapport bien juste; on ne dira pas qu'il y a de la médisance. Je sais que, dans notre petite ville de Landernau, en voilà au moins pour huit jours de conversation. Toutes nos commères vont arranger cela à leur manière; mais, s'ils inventent, ce n'est pas ma faute; je me pique d'être exact, fidèle, et surtout point bavard.

AUTRE SCÈNE DES HÉRITIERS.

ANTOINE KERLEBON, ALAIN.

ANT. K. Ah! faquin, je t'apprendrai à me connaître. Me feras-tu rester encore à la porte ?

AL. Non, vous vous annoncez trop bien en maître. ANT. K. En maître ! et ne suis-je pas le maître de la maison? n'es-tu pas à moi? Jules ne t'a-t-il pas pris à mon service?

AL. Je suis à vous, comme aux autres.

ANT. K. Comment aux autres! Allons, allons, ne raisonne pas; conduis-moi vite à ma chambre, j'ai besoin de me reposer.

AL. Je ne crois pas qu'il y ait de chambre vide. Les scellés sont partout.

ANT. K. (étonné.) Les scellés !...

AL. Eh oui, les scellés. On n'attendait que vous pour les lever.

ANT. K. (plus étonné.) Ah! ah!

AL. Mais vous savez bien que c'est vous et les autres héritiers qui les avez fait poser sur les biens d'Antoine Kerlebon...

ANT. K. Je commence à comprendre...

AL. De votre frère qui, en revenant des Indes, a fait la sottise de se laisser manger par les poissons.

ANT. K. (à part.) Ah! je suis mort! je ne m'en doutais pas.

AL. Vous paraissez étonné de tout, comme si vous reveniez de l'autre monde.

ANT. K. C'est que j'arrive en effet de l'autre monde, Mais maintenant me voilà remis et je....

AL. A la fin, c'est bien heureux !

ANT. K. (à part.) J'arrive donc ici pour voir partager mon bien.

AL. (à part.) Qu'a-t-il donc à se parler seul ?

ANT. K. (à part.) Je vois ce que c'est. Jules aura yu mon naufrage, il m'aura eru noyé.

AL. (à part.) Le cher frère me, paraît avoir la tête un peu timbrée.

ANT. K. (à part.) Cependant il aurait dû recevoir des lettres d'Angleterre, qui lui annonçaient et mon existence et mon emprisonnement.

AL. (à part.) La drôle de famille ! C'est un original de plus que nous allons avoir.

ANT. K. (à Alain.) Tu dis donc que les héritiers sont ici ?

AL. Il y a long-temps: on n'attendait que vous pour faire les partages. N'êtes-vous pas le frère Jacques? ANT. K. (à part.) Ah! il me prend pour mon frère Jacques! C'est bon. (haut.) Leurs lots ne seront pas difficiles à emporter.

i

AL. Pardonnez-moi; le défunt est très-riche.

ANT. K. Et les héritiers, que pensent-ils du dé,

funt?

AL. Est-ce que cela se demande? Ils en pensent ce

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