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SCÈNES COMIQUES.

LE MARIAGE FORCE,
COMÉDIE EN UN ACTE, PAR MOLIÈRE,1

PERSONNAGES.

SGANARELLE, amant de Dorimène.
GERONIMO, ami de Sganarelle.

DORIMÈNE, fille d'Alcantor.

ALCANTOR, père de Dorimène.
ALCIDAS, frère de Dorimène.
LYCASTE, autre amant de Dorimène.
PANCRACE, docteur aristotélicien.
MARPHURIUS, docteur pyrrhonien."

La scène est dans une place publique.
SCÈNE I.

SGANARELLE, (parlant à ceux qui sont dans sa maison.) Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on vienne vite me querir chez le seigneur Géronimo; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.

A

SCÈNE II.

SGANARELLE, GERONIMO.

GER. (ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.) Voilà un ordre fort prudent.

SGAN. Ah! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos; j'allais chez vous vous chercher.

GER. Et pour quel sujet, s'il vous plaît ?

SGAN. Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en dire votre avis.

GER. Très-volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

SGAN. Il s'agit d'une chose de conséquence que l'on m'a proposée ; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

GER. Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce que c'est.

SGAN. Mais auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

GER. Je le ferai, puisque vous le voulez.

SGAN. Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle point franchement.

GER. Vous avez raison.

SGAN. Et, dans ce siècle, on trouve peu d'amis sincères.

GER. Cela est vrai.

SGAN. Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

GER. Je vous le promets.

SGAN. Jurez-en votre foi.

GER. Oui, foi d'ami.

affaire.

Dites-moi seulement votre

SGAN. C'est que je veux savoir de vous si je ferai

bien de me marier.

GER. Qui? vous ?

SGAN. Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?

GER. Je vous prie auparavant de me dire une chose. SGAN. Et quoi ?

GER. Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? SGAN. Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien. GER. Quoi! vous ne savez pas à peu près votre âge ? SGAN. Non. Est-ce qu'on songe à cela?

GER. Hé! dites-moi un peu, s'il vous plaît, combien aviez-vous d'années lorsque nous fîmes connaissance? SGAN. Ma foi, je n'avais que vingt ans alors.

GER. Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?
SGAN. Huit ans.

GER. Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?
SGAN. Sept ans.

GER. Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?

SGAN. Cinq ans et demi.

GER. Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici?
SGAN. Je revins en cinquante-deux.

GER. De cinquante-deux à soixante-quatre, il y a douze ans, ce me semble; cinq ans en Hollande font dix-sept; sept ans en Angleterre font vingt-quatre ; huit dans notre séjour à Rome font trente-deux; et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux; si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

SGAN. Qui? moi? Cela ne se peut pas.

GER, Le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire, mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout; et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de faire cette folie, dans la saison où nous devons être plús sages. Enfin, je vous en dis nettement ma pensée ; je ne vous conseille point de songer au ma

riage; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, şi, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

SGAN. Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

GER. Ah! c'est une autre chose. Vous ne m'aviez pas dit cela.

SGAN. C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de

tout mon cœur.

GER. Vous l'aimez de tout votre cœur ?

SGAN. Sans doute ; et je l'ai demandée à son père. GER. Vous l'avez demandée ?

SGAN. Qui. C'est un mariage qui doit se conclure ce soir; et j'ai donné ma parole.

GER. Oh! mariez-vous donc; je ne dis plus mot.

SGAN. Je quitterais le dessein que j'ai formé! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons point de l'âge que je puis avoir; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N'ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour? et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien? (Il tousse.) Hem, hem, hem. Hé! qu'en dites-vous?

GER. Vous avez raison, je m'étais trompé. Vous ferez bien de vous marier.

SGAN. J'y ai répugné autrefois ; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles, et qu'en me mariant je pourrai me voir revivre en d'autres moi-même. Que j'aurai de plaisir à voir de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa

quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde! Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en vois une demidouzaine autour de moi.

GER. Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

SGAN. Tout de bon, vous me le conseillez ?

GER. Assurément. Vous ne sauriez mieux faire. SGAN. Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

GER. Hé! quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous allez vous marier?

SGAN. Dorimène.

GER. Cette jeune Dorimène si vive et si bien parée ? SGAN. Oui.

GER. Fille du seigneur Alcantor?

2 SGAN. Justement.

GER. Et sœur d'un certain Alcidas qui se mêle dè porter l'épée ?

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SGAN. C'est cela.

GER. Bon parti !* mariez-vous promptement.

SGAN. N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix ?

GER. Sans doute. Ah! que vous serez bien marié ! Dépêchez-vous de l'être.

SGAN. Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

GER. Je n'y manquerai pas.

SGAN. Serviteur.

GER. (en s'en allant.) La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans ! O le beau maríage! ô le beau mariage!

SCÈNE III.

SGANARELLE.

Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie

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