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Si sa muse fut la première
Sur le théâtre de Paris,
Qui donna des grâces aux ris,
Gare qu'elle soit la dernière !

Il terrassa tous vos marquis,
Précieuses, faux beaux esprits,
Faux dévots à triple tonsure,
Nobles sortis de la roture,
Médecins, juges et badauds;
Molière voyait la nature;

Il en faisait de grands tableaux.

Le roi regrettait que la « forte peinture » de Molière fit place au genre fade de la comédie larmoyante, et il terminait sa lettre par ces mots : « Mon zèle pour la bonne comédie va si loin que j'aimerais mieux y être joué que de donner mon suffrage à ce monstre bâtard et flasque que le mauvais goût du siècle a mis au monde. » (Berlin, 11 janvier 1750.) A son frère, le prince Henri, qui lui écrivait de Paris et lui vantait je ne sais quel écrivain à la mode, le roi répondait « Je doute fort qu'il approche de Molière. Il y a un point de perfection en tous les genres qu'il est difficile d'égaler, encore plus de surpasser. » (27 septembre 1784.)

Frédéric-Guillaume II sur son lit de mort se faisait lire le Malade imaginaire. Comme ses médecins discutaient, sans parvenir à s'entendre, sur la nature de son mal, le moribond dit à deux reprises : « Quand je vois comme ma maladie excite les médecins les uns contre les autres, je vois aussi très bien avec quel art magistral Molière a su les dépeindre1. »

Disons que le culte de notre poète s'est conservé dans la famille des Hohenzollern. La publication allemande qui nous communique le récit des derniers moments de FrédéricGuillaume II, le Molière-Museum, portait en tête de la liste de ses souscripteurs le nom de Guillaume Ier, empereur d'Allemagne.

1 Mémoires de la Comtesse de Lichtenau, cités par le Dr Schweitzer, Molière Museum, t. I.

CHAPITRE VII.

GOETHE.

Parenté du génie de Goethe et de celui de Molière. Goethe enfant et les Fourberies de Scapin. - Le Caprice de l'Amant et Tous coupables. La Sturm- und Drangperiode. Molière et Goethe poètes classiques. Goethe et le Tartuffe; le Grand Cophte. Goethe et Molière à la cour; le Misanthrope et Torquato Tasso. Les deux poètes directeurs de théâtre. Don Juan et Faust. Les amis de Goethe; Schiller, Zelter, Eckermann.

L'agitation qui régna en Allemagne au XVIIIe siècle ne fut pas stérile; elle aboutit à un éclatant triomphe, à l'avènement de Goethe. Tous les mouvements de l'esprit public convergent vers un même point; toutes les forces se combinent pour devenir le génie du grand poète qui couronne le siècle. Philosophie, poésie populaire, respect de l'art classique, admiration pour Shakespeare, vérité et idéalisme, Goethe résume tous ces principes et toutes ces tendances; il a traversé toutes les phases de la révolution intellectuelle de son pays, avant d'arriver à un état de repos, à une synthèse, qui fut l'apogée de la poésie allemande. Le génie de Goethe ne fut pas la Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter; il dut se former, se soumettre aux multiples influences qui gouvernaient l'époque, partager les erreurs et les tâtonnements de sa génération, jusqu'au jour où,

arrivé au terme de son développement, il réunit dans une fusion harmonieuse les éléments variés qui s'étaient parfois combattus jusqu'alors, et marqua le plein épanouissement de la vie nouvelle dont l'Allemagne avait été si avide.

Si Goethe a confondu, en les portant à la perfection, la plupart des caractères de l'esprit allemand au XVIIIe siècle, nous rencontrons aussi chez lui, plus accentué et plus éclatant, le trait commun aux représentants des diverses tendances de l'époque, la sympathie pour Molière. Chez Goethe, l'admiration que l'Allemagne avait pour notre poète atteint son expression la plus haute. Personne en Allemagne n'a jamais voué à Molière un culte aussi ardent. Aucun hommage aussi n'a jamais eu plus de valeur. Goethe, ce créateur de tant de merveilles, a donné en même temps l'exemple de la critique parfaite. Aucune passion étrangère à celle de l'art, aucun préjugé d'école ne trouble cette pensée sereine qui sait apprécier les manifestations les plus variées du beau. Goethe, plus encore que Herder, représente la critique arrivée à un degré culminant, au point d'où elle a la vue la plus large. Il est un juge d'une perspicacité et d'une équité sans pareilles, un juge au coup d'œil d'aigle, au goût délicat et sûr.

Goethe est particulièrement le critique qui a su, mieux que tout autre, concilier deux cultes que l'Allemagne a souvent crus incompatibles, le culte de Molière et celui de Shakespeare. Il mit une trève à cet antagonisme qui s'était établi entre les deux génies à la fin du xvire siècle, par suite des besoins du théâtre allemand, et qui s'était aggravé lors de la lutte de Gottsched contre l'école suisse. Il acheva cette œuvre de pacification que Lessing ne put entreprendre, malgré sa secrète sympathie pour Molière, parce que son rôle lui défendait de rendre publiquement hommage à un Français, cette œuvre à laquelle Schroeder avait travaillé avec tant de zèle et qui, malheureusement, du vivant même de Goethe, fut détruite par les romantiques. « Molière et Shakespeare, dit M. Stapfer1, sont les deux plus grands noms du théâtre moderne, l'un dans la comédie, l'autre dans la tragédie.... Les qualités qu'on a toujours le plus admirées dans

1 Molière et Shakespeare, p. 36.

le théâtre tragique de Shakespeare, la profondeur psychologique et morale, la vie des caractères, la puissante objectivité dramatique, la poésie, oui, la poésie, nous les retrouvons toutes dans Molière. Il ne faut pas que les sottises des pédants, qui voudraient brouiller ces deux grands hommes, nous empêchent de reconnaître et de saluer en eux deux frères. » La parenté des deux génies ne put manquer de frapper vivement Goethe. Si dans les années turbulentes de sa jeunesse un enthousiasme délirant pour le tragique anglais put un instant lui faire perdre de vue la grandeur du comique français, il reprit bientôt l'équilibre, et maintint de nouveau la balance égale. Le romantisme, en rompant cet accord, annonça la décadence, ou tout au moins un recul de la critique allemande.

Rien ne manque à la gloire de Molière. Mais si quelque chose pouvait la rehausser encore, ce seraient les hommages émus du plus grand homme que l'Allemagne ait produit, d'un des plus vastes et plus étonnants esprits des temps modernes.

En l'année 1805, Goethe était à Weimar. « Par un hasard singulièrement heureux, nous écrit-il dans un journal de sa vie, les Tag- und Jahreshefte, il y vint à la même époque un Français nommé Texier, qui nous fit, à plusieurs soirées de la cour, admirer le talent qu'il avait de lire avec esprit et gaieté des comédies françaises, en changeant sa voix et en imitant les acteurs qui les jouent. J'y trouvais particulièrement du plaisir et du profit, car à présent j'entendais Molière pour qui j'avais une haute estime, à qui je consacrais chaque année un certain temps, afin de contrôler sans cesse et de renouveler ma profonde vénération pour lui, je l'entendais déclamé par un de ses compatriotes qui, pénétré lui aussi de la grandeur de ce talent, rivalisait, en le jouant, d'admiration avec nous. »

Plus tard, il racontait à Eckermann, dans des termes semblables, avec quelle assiduité il étudiait son cher auteur: «Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple les gravures d'après de grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles

pour rafraîchir nos impressions. » Si ces paroles nous donnent une haute opinion du génie de Molière, elles ne nous font pas moins aimer la touchante modestie de celui qui les a prononcées.

Citons un troisième passage où Goethe répète au même Eckermann qu'il avait fait de Molière quelque chose comme son livre de chevet:

« Je connais et j'aime Molière depuis ma jeunesse, et pendant toute ma vie j'ai appris de lui. Je ne manque pas de lire chaque année quelques-unes de ses pièces, pour me maintenir toujours en commerce avec la perfection. Ce n'est pas seulement une expérience d'artiste achevé qui me ravit en lui, c'est surtout l'aimable naturel, c'est la haute culture de l'âme du poète. Il y a en lui une grâce, un sentiment des convenances, un ton délicat de bonne compagnie que pouvait seule atteindre une nature comme la sienne, qui, étant née belle par elle-même, a joui du commerce journalier des hommes les plus remarquables de son siècle. De Ménandre je ne connais que ses quelques fragments, mais ils me donnent aussi de lui une si haute idée, que je tiens ce grand Grec pour le seul homme qui puisse être comparé à Molière. »

Cette prédilection qui s'exprime avec tant d'éloquence est un sentiment plus profond que l'estime que la plupart des hommes sont capables de porter à Molière. Si Goethe a pour lui une sympathie si vive, c'est que dans Molière il pouvait reconnaître un génie parent du sien. Il y a entre ces deux natures une analogie frappante; nous remarquons chez les deux poètes une concordance d'idées et de sentiments, une foule de goûts communs, de tendances semblables, et même un parallélisme entre diverses situations de leur vie qui nous expliquent la complaisance avec laquelle l'un étudiait l'autre. Nous allons examiner quelques-unes des œuvres de Goethe el chercher à découvrir les rapports qu'elles offrent avec certaines œuvres du poète français. Cette comparaison fera ressortir plusieurs caractères fondamentaux qui dénotent une harmonie intime des deux génies. Le rapprochement n'aurait pas déplu à celui qui s'appelait un « petit être » vis-àvis de son puissant devancier. Quant à Molière, ce ne sera pas non plus faire de lui un mince éloge que de reconnaître chez lui un air de famille avec le grand Goethe.

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