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Les princes et les lettrés avaient un souverain mépris pour le théâtre populaire. Celui-ci était informe, il est vrai. Ses pièces barbares tranchaient nettement avec les œuvres savamment composées qui se jouaient ou qui se lisaient dans les cercles élégants. Il était l'antipode de notre théâtre classique. Mais au moins ce théâtre populaire n'était pas un art étranger imposé à l'Allemagne, en dépit de ses goûts et de ses habitudes d'esprit. S'il était barbare, cela tenait à la grossièreté du peuple lui-même. C'était le théâtre qui convenait à un public épais, lourd et brutal.

C'est là que nous découvrirons les rudiments du théâtre allemand de l'avenir. Lorsque les spectacles inventés par les érudits auront disparu de la scène, lorsque le Bücherdrama se couvrira de poussière au fond des bibliothèques, le théâtre populaire subsistera encore; transformé, épuré, régularisé, il deviendra celui de Lessing, de Goethe et de Schiller. Ses défauts mêmes, corrigés un jour, seront les caractères de l'art dramatique de l'Allemagne. Au temps où paraîtra Goetz de Berlichingen, même au temps de Wallenstein, il restera quelque chose de la forme libre, de la confusion des genres, des explosions de sensibilité, je dirais presque du lyrisme, qui nous frappent dans les drames populaires du XVIIe siècle.

Au commencement du siècle dont nous parlons, la vive passion du peuple allemand pour le théâtre était satisfaite par des pièces d'acteurs nomades qui s'appelaient les comédiens anglais. L'on a beaucoup discuté sur l'origine de cette dénomination et sur le caractère des troupes qu'elle désignait. Ces acteurs venaient-ils d'Angleterre? La chose est incontestable, du moins en ce qui concerne les premiers qui portèrent ce nom, et comme les mêmes troupes sont appelées indifféremment anglaises ou hollandaises, il est vraisemblable que, avant d'arriver en Allemagne, elles avaient séjourné dans les Pays-Bas. On prétend même que dans les premiers temps elles jouaient en anglais. Le peuple allemand n'aurait rien compris aux paroles, mais la mise en scène, l'éclat des costumes, une multitude d'exercices physiques, un orchestre tapageur, les vociférations des acteurs, leur gesticulation effrénée, en un mot tout ce qui frappe les

sens aurait.suffi à captiver des spectateurs dénués de toute éducation esthétique. Quoi qu'il en soit, ces troupes obtinrent un immense succès, et leurs pièces firent fureur. Partout on voulut avoir des Anglais et des Hollandais. Les acteurs allemands durent imiter leur jeu et s'approprier leur répertoire. Les termes de comédiens anglais, de pièces anglaises, devinrent des termes génériques. Ils finirent par ne plus indiquer la provenance des spectacles ni la nationalité des acteurs. Ils furent de simples étiquettes dont s'emparèrent les troupes allemandes pour se faire valoir, et qui servaient de réclame à leurs représentations.

Il y avait de tout dans les pièces anglaises, du tragique, du comique, de la musique, du chant, des danses, des exercices de gymnastique, des tours d'acrobates, des séances de prestidigitation. La variété était ce que le public leur demandait avant tout. Il en parut un recueil en 1620, sous le titre suivant: « Comédies et tragédies anglaises, c'est-à-dire comédies et tragédies profanes et sacrées, très belles, magnifiques et choisies, avec le Pickelhering, lesquelles, à cause de leurs gentilles inventions, leurs histoires intéressantes et parfois authentiques, ont été jouées par les Anglais en Allemagne, etc...... Un autre recueil fut publié en 1630 et porta le titre : « Combat d'Amour, ou seconde partie des comédies et tragédies anglaises 2. » A la lecture ces pièces perdent beaucoup de leur intérêt, puisque la partie littéraire n'était qu'un des nombreux éléments de la représentation. Si les deux recueils ne nous donnent pas une idée complète de toutes les distractions que le théâtre offrait alors à l'Allemagne, ils nous indiquent du moins en quel misérable état se trouvait la littérature dramatique.

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Il semble que le public ait été un enfant qui s'amusait des inventions les plus invraisemblables et les plus absurdes. Le merveilleux abonde dans plusieurs des pièces qu'on lui jouait; c'étaient de véritables féeries avec des apparitions, de brusques changements de scène, une foule de décors à effet et de trucs surprenants.

1 Tieck, Deutsches Theater, I, p. xxm.

2 Liebeskampf oder ander Theil der Engelischen Comedien und Tragedien.

L'une d'elles, Le Chapeau et le Sac magiques de Fortunat, nous montre tout ce qu'il y a de décousu, d'incohérent et de fantaisiste dans ces productions puériles. Le titre nous annonce que nous verrons paraître « d'abord trois âmes de défunts sous forme de revenants, et ensuite la Vertu et la Honte ». Les trois revenants sont des princes qui se plaignent d'avoir été trompés par la Fortune. La déesse, pour se justifier, permet à un pauvre voyageur, Fortunat, de choisir ce qu'il regarde comme le plus grand bien. Fortunat demande la richesse; aussitôt la déesse lui fait cadeau d'un sac où il n'aura qu'à plonger la main pour retirer chaque fois dix pièces d'or. L'heureux homme arrive à la cour de Soldan, le chef des Mamelucks, et étonne le monde par ses prodigalités. Soldan, à son tour, lui montre ses trésors, mais il vante comme le plus précieux de tous un petit chapeau de feutre dont il n'a qu'à se coiffer pour être transporté partout où il le désire. Fortunat s'empare du merveilleux objet et retourne en son pays. Sa protectrice lui reproche d'avoir abusé du sac magique, et le condamne à mourir. Il lègue le sac et le chapeau à ses deux fils Ampedo et Andolosia, et rend le dernier soupir.

Andolosia, pris du désir de voyager, obtient de son frère d'emporter le sac; il se transporte à la cour de Londres, où il tombe éperdument amoureux d'Agrippine, la fille du roi. Mais la princesse et son père sont jaloux du jeune homme dont le luxe efface le leur. Agrippine affecte de répondre à la tendresse qu'Andolosia lui porte; celui-ci lui indique la source de sa richesse; elle lui donne rendezvous pour la nuit dans sa chambre. Là elle l'endort avec un narcotique, prend le sac dans les poches du pantalon, et en met un autre à la place. Le jeune homme ruiné retourne chez son frère, et lui dérobe le chapeau qui le dépose à Venise. Là il vole des bijoux qu'il va ensuite vendre à Londres à la princesse. Pendant qu'elle le paie avec le sac miraculeux, il la saisit et l'emmène, grâce au chapeau, dans une forêt sauvage. Dans cette forêt la Vertu et la Honte ont planté des pommiers. Pendant qu'il va cueillir un fruit à l'un des arbres, il met par distraction le chapeau sur la tête de la princesse; aussitôt celle-ci s'envole. Déjà privé de ses deux talismans, le pauvre garçon a encore le malheur

de mordre dans la pomme cueillie à l'arbre de la Honte; cela lui fait pousser des cornes. La déesse Fortune le sauve du désespoir; elle lui fait manger une des pommes de la Vertu, et les cornes disparaissent. Revenu à Londres sous un déguisement, il vend quelques-uns des fruits perfides à la princesse et à deux comtes, et leur front se couvre du funeste ornement. Andolosia se présente alors comme un médecin; avec les fruits du bon arbre il fait tomber les cornes de l'un des comtes. Au moment où la princesse s'approche pour être opérée, il aperçoit le chapeau, il met la main dessus, et enlève encore une fois Agrippine dans la forêt Il lui arrache le sac en lui reprochant, dans les termes les plus violents, de l'avoir trahi autrefois. Malgré les supplications de la pauvre fille, il refuse de la débarrasser des cornes, et consent seulement à l'installer dans un couvent. Après un voyage à Famagusta, sa patrie, où il voulait annoncer à son frère qu'il était rentré en possession de la source des trésors, il revient dans la forêt chercher une pomme avec laquelle il guérit Agrippine; il ramène la princesse à Londres, et s'en retourne à Famagusta. Là les deux comtes le rencontrent et l'attaquent; le domestique est tué, et Andolosia mis à la torture pour qu'il révèle la provenance de sa fortune. Voyant le cadavre du domestique, Ampédo s'imagine qu'on a également assassiné son frère, et il meurt de douleur après avoir jeté le chapeau au feu; Andolosia, vaincu par les supplices, a livré le sac aux deux comtes, et ceux-ci, pour s'assurer qu'il ne le reprendra pas, l'étranglent. Mais, après la mort des deux frères, le sac n'a plus de pouvoir magique. Les comtes, se croyant volés l'un par l'autre, en viennent aux mains. Le roi et la princesse surprennent leur querelle. Agrippine obtient que les deux meurtriers d'Andolosia soient livrés au bourreau et condamnés au supplice de la roue. La pièce se termine par l'apparition de la déesse Fortune qui reprend le sac et promet un règne heureux au souverain de l'Angleterre.

Cette pièce est tout ce qu'on peut imaginer de plus enfantin. Entre les nombreuses scènes qui la composent il n'y a pas le moindre lien. Ses personnages entrent et sortent sans aucun motif. L'action s'en va au hasard, en passant par les plus étranges péripéties. De peur que les nombreux change

ments de scène ne déroutent le spectateur, les personnages annoncent naïvement où ils sont et ce qu'ils viennent faire. Andolosia ne manque jamais de nous dire où il veut aller et de nous avertir du lieu où son chapeau l'a transporté. Comme si la succession des événements n'était pas encore assez capricieuse, l'on fait intervenir à tout moment le bouffon Pickelhering, dont le rôle n'est pas écrit. La note : Allhier agiret Pickelhering (ici joue Pickelhering) se place à la fin d'un grand nombre de scènes; ces divertissements comiques ajoutaient encore à la confusion de l'ensemble.

Il y a bien quelques petites atrocités dans l'histoire de Fortunat. Mais cela n'est rien auprès des crimes et des massacres qui remplissent la plupart des pièces anglaises et qui étaient un des principaux leviers de l'intérêt dramatique. Ce public primitif était, comme l'enfance, « un âge sans pitié », et son goût pour les sanglantes orgies ferait croire qu'il n'y a rien de plus humain que de manquer d'humanité.

Une des tragédies les plus applaudies de cette époque naïve était celle de Titus Andronicus, pleine de scènes atroces et de cruautés monstrueuses. Le théâtre, à un moment, est un véritable étal de boucherie; on y voit une langue humaine, deux têtes et trois mains. Les deux têtes sont celles des fils de Titus Andronicus, mis à mort par ordre de l'impératrice Étiopissa; une des mains est celle de Titus à qui l'on avait fait croire qu'il sauverait ses fils, s'il se mutilait lui-même; les deux autres et la langue ont été coupées à Andronica, fille de Titus, par Helicates et Saphonus, les deux fils de l'impératrice, qui, après avoir fait subir les derniers outrages à la pauvre femme, avaient commis cette nouvelle barbarie pour l'empêcher de prononcer et d'écrire leurs noms. A l'aide d'un bâton qu'elle manie avec ses deux tronçons de bras, Andronica réussit cependant à tracer dans un panier de sable les noms des scélérats. Helicates et Saphonus songent alors à se débarrasser de Titus et lui tendent un guet-apens. Mais Titus les surprend euxmêmes et tire une vengeance terrible. Il appelle ses gens :

« Holà, soldats, dépêchez-vous de venir. Arrivez et tenezmoi raide et ferme ces deux individus. Ah, mauvais drôles, assassins qui avez perdu tout honneur, pensez-vous que je sois assez niais pour ne pas vous reconnaitre? (Il leur enlève la

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