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généreux rival la vivacité libre et fière qui rend si pathétique une situation voisine de la comédie. Devant le maître de l'Empire, son attitude est assez digne pour que tout l'avantage lui reste, et que, dans ce conflit, loin d'être écrasé par l'ascendant du rang suprême, il humilie l'orgueil féroce d'un tyran jaloux. Le poison de Néron a donc bien servi sa mémoire, protégée désormais par la mélancolie et la sympathie inhérentes aux espérances brisées dans leur fleur car, s'il eût vécu, les ombrages d'un maître ne lui eussent permis qu'une vertu, l'obéissance inerte d'un cœur pusillanime et inférieur à sa fortune. Junie; l'héroïsme discret de l'amante. Quant à Junie, que Sénèque appelle festivissima omnium puellarum (la plus enjouée des jeunes filles), c'est une des charmantes sœurs d'Iphigénie, de Bérénice et de Monime. Entre elles, l'air de famille est la grâce timide d'un sentiment contenu et voilé. Mais des différences les distinguent. Tandis que Bérénice et Monime, qui sont reines et maîtresses de leurs destinées, se sentent libres de se donner ou de se refuser, Iphigénie et Junie, qui dépendent de leurs familles, subissent des résistances et des obstacles. Si la tendresse de l'une est combattue par l'obéissance filiale, l'autre doit faire mystère d'une inclination dont l'aveu peut être un arrêt de mort pour le rival de Néron car Britannicus n'est point un Achille, un roi victorieux et puissant, mais un prince dépossédé dont la faiblesse est enveloppée de mille périls. Aussi dans son amour entre-t-il une pitié géné

reuse :

Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse,
Et n'a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs,
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

(Acte II, sc. III.)

Elle ose à peine s'avouer à elle-même une passion inquiète et entourée de pièges. Elle la dérobe à des regards jaloux; elle use de détours, elle se persuade qu'elle aime par respect pour la volonté du père de Britannicus, et par déférence pour Agrippine. Elle n'en a pas moins le courage du sacrifice. Quand elle refuse le trône, du ton le plus modeste, sans faste, sans bravade, en sujette respectueuse, en suppliante dont l'unique souci est de sauver son amant, son langage ferme, décent et

ingénu a des mots sublimes dans l'ordre des pensées délicates et tendres. Héroïque sans le savoir, elle concilie donc toutes les convenances.

Si plus tard, lorsque son désespoir cherche dans la vie religieuse un refuge et un abri, elle nous rappelle Versailles et le siècle des La Vallière plus que le palais des Césars, qui serait assez ingrat pour s'en plaindre? Oui, elle est plus chrétienne que païenne. En fait, comme l'observe l'abbé du Bos, Junia Calvina, l'original de Junie, alors exilée, et qui ne revint à Rome qu'après la mort d'Agrippine, n'était point une jeune fille modeste et timide, tuyant le monde et la cour. Sept ans avant la mort de Britannicus, elle avait épousé Lucius Vitellius, fils ou favori de Claude, et frère de celui qui fut plus tard empereur. Sa vertu même était un peu suspecte. Elle avait un air d'étourderie et de vivacité qui prêtait la médisance ou à la calomnie. Decora fuit et procax (liv. XII, chap. IV), dit l'historien, c'est-à-dire belle et effrontée, comme traduit intrépidement l'abbé du Bos. Mais louons un anachronisme qui nous vaut ce type exquis de candeur et de grâce.

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Burrhus, la conscience. Il nous reste à dire un mot sur Burrhus. On sait que Sénèque et lui furent les précepteurs donnés à Néron pour le couvrir de la renommée qu'ils devaient l'un à l'éloquence dont il parait la vertu, l'autre à l'intégrité de ses mœurs. Rome appela le lustre d'or les cinq années de cette régence trop courte pendant laquelle, entre Agrippine impuissante et Néron contenu, régna le parti des honnêtes gens. Après avoir protégé le fils contre les embûches de sa mère, Afranius Burrhus défendit la mère contre l'ingratitude de son fils.

Quand elle fut dénoncée par Lépida, il se porta garant de son innocence ou de son châtiment, et fit lui-même la visite domiciliaire qui désarma Néron. Mais il eut l'étrange et coupable faiblesse de venir, à la tête des tribuns et des centurions, assurer de sa fidélité Néron bourrelé de remords et de craintes dans la nuit qui suivit sa première tentative de parricide. Néanmoins ce soldat, s'il diffère sensiblement, dans l'histoire, du héros de vertu qu'il est devenu dans Racine, laissa un nom plus pur que celui de Sénèque, chez lequel perce trop le courtisan, et

ÉTUDES LITTÉRAIRES.

I.

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qui, de faiblesse en faiblesse, finit par descendre jusqu'à l'apologie du parricide.

Racine était donc autorisé, dans une certaine mesure, par l'histoire, à personnifier en Burrhus la conscience et le devoir; et ce qu'il faut admirer c'est l'art qu'il y a employé. Sans ostentation, avec un courage bienséant, qui évite d'offenser et ne craint pas de déplaire, il dit également la vérité à l'ambition d'Agrippine, dans laquelle il respecte la mère de César, et à la scélératesse de Néron, dont il ménage pourtant la dignité suprême. Malgré le calme de sa tenue, son éloquence n'en sera pas moins pleine d'une véhémence qui entraîne, et d'une chaleur qui pénètre, lorsqu'il recule épouvanté devant le crime qu'il veut prévenir. Nous ne lui reprocherons alors que trop d'illusions, puisqu'il est encore plein d'espérance, et croit à une réconciliation prochaine. Mais l'optimisme est le faible des âmes loyales, aussi n'en devons-nous pas médire.

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Narcisse, le tentateur. Rôle des affranchis sous l'Empire. Il fallait un art bien sûr de lui-même pour opposer de si près à la vertu de Burrhus le contraste de Narcisse et de sa perversité. Car le mépris n'a rien de tragique; on a même prétendu, bien à tort selon nous, interdire à la scène, comme révoltants, des personnages tels que le Félix, le Prusias et le Maxime de Corneille. Mais Racine et Corneille justifient leur emploi de ces personnages antipathiques par les ressources qu'ils en tirent. Ici, d'ailleurs, le rôle est autorisé par l'avènement de ces affranchis qui furent les ministres des Césars. Grecs, Syriens, Asiatiques, appartenant à des races fines, élégantes et promptes à tout oser, ils devenaient pour l'Empereur secrétaires, intendants, compagnons de travail, de jeu, de table, et de plaisirs; ils pourvoyaient à ses vices, et, laissant aux familles illustres les apparences du pouvoir, en possédaient la réalité. Car le prince était à leur merci. Commodes par leur bassesse, utiles par leur intelligence, nécessaires par leur droit de familiarité, charmants par leur corruption, lettrés, actifs, hardis, rompus aux affaires et aux intrigues, ils vendaient les

1. Après six ans de services signalés, un esclave pouvait être affranchi. Ces nouveaux citoyens étaient exclus des charges curules.

charges, les gouvernements, les grâces et la justice; ils confisquaient, ils proscrivaient; bref, ils organisaient la ligue du mal public.

Tel fut Pallas, le financier fastueux, galant et séducteur, dont l'orgueil ne connut plus de bornes, quand le sénat l'eut fait descendre des rois d'Arcadie. Il ne commandait à ses esclaves que du geste, en détournant les yeux; il ne daignait pas saluer les patriciens, lorsqu'ils se courbaient vers lui. Lors du mariage d'Agrippine, il refusa fastueusement un don de quatre millions, en disant qu'il était heureux de sa pauvreté. Or, quand il fut tué par Néron, il laissa soixante millions de notre monnaie. Tel fut aussi Narcisse que l'histoire nous dépeint triste, laborieux, assidu, épargnant à Claude tout souci d'affaires, le suivant au sénat, dans les jugements, lui résumant la cause quand il venait de s'endormir, toujours prêt à le souffler, à l'avertir, à le contenir, mais surtout avide d'honneurs et d'argent. Dans la rue, il se faisait escorter par les consuls; pour s'enrichir, il entreprit les travaux du port d'Ostie et du lac Fucin; son trésor surpassait ceux des rois de l'Orient.

Tout en personnifiant en lui cette aristocratie de valets pour lesquels l'Empire fut une curée, Racine a fait de ce personnage une création égale à l'Iago de Shakespeare. Lisez en effet la scène iv de l'acte IV, où, délivrant Néron des dernières craintes qui le retiennent, et l'attaquant par toutes ses faiblesses, Narcisse réveille le tigre et le lance sur sa proie. Cette révolution morale vous paraîtra vraisemblable, naturelle et nécessaire, tant le poète a fait un miracle d'adresse dans ce chef-d'œuvre qui rend visible aux yeux la défaite d'une âme, c'est-à-dire l'idée-mère de cette tragédie dont le principal personnage est la conscience 1.

1. Il faut en lire l'excellente analyse dans Laharpe (Lycée, t. V, 2o partie liv. III, chap. 1, section 2), qu'on a grand tort de ne plus guère consulter, surtout sur le théâtre du xvire et du XVIIIe siècle.

BÉRÉNICE

(1670)

I. FAITS HISTORIQUES.

Succès d'attendrissement. Résistance de Mme de Sévigné, de Saint-Évremon d. Dissertation de l'abbé de Villars. Réponse de Subligny. « Tite et Titus ». — Il faut être aveugle pour oser dire que Racine n'a pas su varier ses sujets et ses couleurs; car chacune de ses œuvres nous ménage une surprise. Bérénice en est une nouvelle preuve.

Cette pièce parut à l'Hôtel de Bourgogne, le vendredi 21 novembre 1670, une semaine avant la tragédie de Corneille, Tite et Bérénice, que la troupe de Molière représenta, le 28 novembre de la même année. Le plus jeune des deux concurrents avait pris les devants, et ses acteurs eurent pour eux la supériorité du talent. Six ans plus tard, en 1676, Corneille attribuera son échec au jeu de ses acteurs. Lorsqu'il supplie le roi de faire jouer ses dernières pièces, il dit :

Agesilas en foule aurait des spectateurs,
Et Bérénice enfin trouverait des acteurs.

Tite et Berénice se traîna péniblement jusqu'à la vingt et unième représentation. La tragédie de Racine fut aussi applaudie à la trentième qu'à la première. Il suffit de rappeler, à ce propos, que le rôle de Bérénice fut joué dans la tragédie de Racine par la Champmeslé, dont La Fontaine a dit que sa voix charmante « allait droit au cœur ». Ce fut un brillant succès, et l'approbation du roi entraîna celle de la cour. « Monseigneur, écrit Racine dans sa dédicace dédiée à Colbert, vous avez été témoin du bonheur qu'elle (Bérénice) a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté. » Si Monsieur n'y prit pas autant de plaisir que son frère, le grand Condé l'honora de ses louanges, et lui appliqua spirituellement ces deux vers prononcés par Titus :

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
(Acte II, sc. II.)

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