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faissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée. Si quelque méditation suivie l'occupait, c'était d'ordinaire un problème bien abstrus d'idéologie condillacienne; car, privé de livres qu'il ne pouvait acheter, sevré du commerce des hommes, d'où il ne rapportait que trouble et regret, Joseph avait cherché un refuge dans cette science des esprits taciturnes et pensifs. Son intelligence avide, faute d'aliment extérieur, s'attaquait à elle-même, et vivait de sa propre substance comme le malheureux affamé qui se dé

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Cependant, au milieu de ces tourments intérieurs, Joseph poursuivait avec constance les études relatives à sa profession. Quelques hommes influents le remarquèrent enfin, et parlèrent de le protéger. On lui conseilla trois ou quatre années de service pratique dans l'un des hôpitaux de la capitale, après quoi on répondait de son avenir. Joseph crut alors toucher à une condition meilleure c'était l'instant critique; il rassembla les forces de sa raison et se résigna aux dernières épreuves. S'il parvenait à les surmonter, et si, au sortir de là, comme on le lui faisait entendre, un patronage honorable et bienveillant l'introduisait dans le monde, sa destinée était sauve désormais; des habitudes nouvelles commençaient pour lui et l'enchaînaient dans un cercle que son imagination était impuissante à franchir; une vie toute de devoir et d'activité, en le saisissant à chaque point du temps, en l'étreignant de mille liens à la fois, étouffait en son âme jusqu'aux velléités de rêveries oisives; l'âge arrivait d'ailleurs pour l'en guérir, et peut-être un jour, parvenu à une vieillesse pleine d'honneur, entouré d'une postérité nombreuse et de la considération universelle, peut-être, il se serait rappelé avec charme ces mêmes années si sombres, et, les revoyant dans sa mémoire à travers un nuage d'oubli, les retrouvant humbles, obscures et vides d'événements, il en aurait parlé à sa jeune famille attentive, comme des années les plus heureuses de sa vie. Mais la fatalité qui poursuivait Joseph

tournait tout à mal. A peine eut-il accepté la charge d'une fonction subalterne, et se fut-il placé, à l'égard de ses protecteurs, dans une position dépendante, qu'il ne tarda pas à pénétrer les motifs d'une bienveillance trop attentive pour être désintéressée. Il avait complé être protégé, mais non exploité par eux; son caractère noble se révolta à cette dernière idée. Pourtant des raisons de convenance l'empêchaient de rompre à l'instant même et de se dégager brusquement de la fausse route où il s'était avancé. Il jugea donc à propos de temporiser trois ou quatre mois, souffrant en silence et se ménageant une occasion de retraite.

Ces trois ou quatre mois furent sa ruine. Le désappointement moral, la fatigue de dissimuler, des fonctions pénibles et rebutantes, la disette de livres, un isolement absolu, et, pourquoi ne pas l'avouer? une vie misérable, un galetas au cinquième et l'hiver, tout se réunissait cette fois contre notre pauvre ami, qui, par caractère encore, n'était que trop disposé à s'exagérer sa situation. C'est lui-même, au reste, qu'il faut entendre gémir. Le morceau suivant, que nous tirons de son journal, est d'un ton déchirant. Quand son imagination malade se serait un peu grossi les traits du tableau, faudrait-il moins compatir à tant de souffrances ?

Ce vendredi 14 mars 1820, 10 heures et demie du matin. « Si l'on vous disait : Il est un jeune homme, heureu«sement doué par la nature et formé par l'éducation; << il a ce qu'on appelle du talent, avec la facilité pour le produire et le réaliser; il a l'amour de l'étude, le goût

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« des choses honnêtes et utiles, point de vices, et, au « besoin, il se sent capable de déployer de fortes vertus. « Ce jeune homme est sans ambition, sans préjugés. « Quoique d'un caractère inflexible et d'airain, il est, si << on ne l'atteint pas au fond, doux, tolérant, facile à « vivre, surtout inoffensif; ceux qui le connaissent veu«<lent bien l'aimer, ou, du moins, s'intéresser à lui;

<< tout ce qu'ils lui peuvent reprocher, c'est d'être exces«sivement timide, peu parleur et triste. Il entre aisé«ment dans les idées de tout le monde, et pourtant il a « des idées à lui, auxquelles il tient, et avec raison. Ce jeune homme a toujours, depuis qu'il se connaît, reçu « des éloges et des espérances enfant, il a grandi au << milieu d'encouragements flatteurs et de succès mérités; « depuis, il n'a jamais dérogé à sa conduite première, et « il est resté irréprochable. Sa pureté est même austère « par moments, quoique pleine d'indulgence envers au«<trui, Ce jeune homme a gardé son cœur, et il a près « de vingt ans; et ce cœur est sensible, aimant ; c'est le « cœur d'un poëte. Il respecte les femmes; il les adore « quand elles lui paraissent estimables; il ne demande au « Ciel qu'une jeune et fidèle amie, avec laquelle il s'u« nisse saintement jusqu'au tombeau. Ce jeune homme «a de modestes besoins; le froid, la fatigue, la faim même, l'ont déjà éprouvé, et le plus étroit bien-être « lui suffit. 11 méprise l'opinion ou plutôt la néglige, et «sait surtout que le bonheur vient du dedans. Il a une « mère tendre, enfin. Que lui manque-t-il? Et si l'on

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ajoutait: Ce jeune homme est le plus malheureux des « êtres. Depuis bien des jours, il se demande s'il est une « seule minute où l'un de ses goûts ait été satisfait, et il « ne la trouve pas. Il est pauvre, et, jusqu'aux livres de « son étude, il s'en passe, faute de quoi. Il est lancé « dans une carrière qui l'éloigne du but de ses vœux, « et, dans cette carrière même, il s'égare plutôt qu'il « n'avance, dénué qu'il est de ressources et de soutien. « Sa mère pour lui s'épuise, et ne peut faire davantage. « Lui travaille, mais travaille à peu de lucre, à peu de profit intellectuel, à nul agrément. Ses forces portent « à vide; la matière leur manque; elles se consument et « le rongent. Les encouragements superficiels du dehors le replongent dans l'idée de sa fausse situation, et le « navrent. La vue de jeunes et brillants talents qui s'épa« nouissent lui inspire, non pas de l'envie, il n'en eut « jamais mais une tristesse resserrante. S'il va un jour

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dans ce monde qui lui sourit, mais où il sent qu'il ne << peut se faire une place, il est en pleurs le lendemain; « et s'il se résigne, car il le faut bien, c'est la douleur « dans l'âme et en baissant la tête. Quon ne lui parle pas « de protecteurs, ils se ressemblent tous, plus ou moins; « ils ne donnent que pour qu'on leur rende, ou, s'ils «< donnent gratuitement, c'est qu'il ne leur en coûte « nulle peine; leur indifférence n'irait pas jusque-là. Sa « fierté à lui, honorable et vertueuse, s'accommoderait «mal de ces transactions coupables ou de ces mépri«santes légèretés. Oh! qui ne le plaindrait, ce jeune et << malheureux cœur, si on y lisait ce qu'il souffre! qui ne << plaindrait cet homme de vingt ans (car on est homme à vingt ans quand on est resté pur), en le voyant, sous «< la tuile, mendier dans l'étude une vaine et chétive dis« traction; non pas dans une étude profonde, suivie,

attachante, mais dans une étude rompue, par haillons « et par miettes, comme la lui fait le denier de la pau« vreté? Qui ne le plaindrait de cette cruelle impuissance

où il est d'atteindre à sa destinée! et quel être heu«reux, s'il n'avait souffert lui-même, ne sourirait de « pitié à ces petites joies que l'infortuné se fait en con«solation d'une journée d'ennui et de marasme; joies "niaises à qui n'a point passé par là, et que dédaignerait « même un enfant prendre dans la rue le côté du soleil; s'arrêter à quatre heures sur le pont du canal, et, « durant quelques minutes, regarder couler l'eau, etc., etc. « Quant à ce besoin d'aimer qu'on éprouve à vingt ans.... Mais moi, qui écris ceci, je me sens défaillir; mes yeux « se voilent de larmes, et l'excès de mon malheur m'ôte « la force nécessaire pour achever de le décrire.... mi«< serere! »

On voit, par quelques mots de cette méditation, que la vieille colère de Joseph contre la poésie s'était déjà beaucoup apaisée; il s'y glorifie d'avoir un cœur de poëte; et en effet, durant ses heures d'agonie, la Muse était revenue le visiter. Un soir qu'il avait par hasard entendu un opéra à Feydeau, et qu'il s'en retournait lentement

vers son réduit à la clarté d'une belle lune de mars, la fraîcheur de l'air, la sérénité du ciel, la leinte frémissante des objets, et les derniers échos d'harmonie qui vibraient à son oreille, agirent ensemble sur son âme, et il se surprit murmurant des plaintes cadencées qui ressemblaient à des vers. Ce fut pour lui comme un rayon de lumière saisi au passage à travers des barreaux. Dans ses longs tête-à-tête avec lui-même, sa morgue philosophique était bien tombée. Il avait compris que tout ce qui est humain a droit au respect de l'homme, et que tout ce qui console est bon aux malheureux. Il avait relu avec candeur et simplicité ces mélodieuses lamentations poétiques dont il avait autrefois persiflé l'accent. L'idée de s'associer aux êtres élus qui chantent ici-bas leurs peines, et de gémir harmonieusement à leur exemple, lui sourit au fond de sa misère, et le releva un peu. L'art, sans doute, n'entrait pour rien dans ces premiers essais. Joseph ne voulait que se dire fidèlement ses souffrances, et se les dire en vers. Mais il y a dans la poésie même la plus humble, pourvu qu'elle soit vraie, quelque chose de si décevant, qu'il fut, par degrés, entraîné beaucoup plus loin qu'il n'avait cru d'abord. Pour le moment, son importante affaire était de recouvrer sa liberté; après quatre mois de silence, il n'hésita plus; un mot la lui rendit. Cela fait, incapable de rien poursuivre, renonçant à tout but, s'enveloppant de sa pauvreté comme d'un manteau, il ne pensa qu'à vivre chaque jour en condamné de la veille qui doit mourir le lendemain, et à se bercer de chants monotones pour endormir la mort.

Il reprit un logement dans son ancien quartier, et s'y confina plus étroitement que jamais, n'en sortant qu'à la nuit close. Là commença de propos délibéré, et se poursuivit sans relâche, son lent et profond suicide; rien que des défaillances et des frénésies, d'où s'échappaient de temps à autre des cris ou des soupirs; plus d'études suivies et sérieuses; parfois, seulement, de ces lectures vives et courtes qui fondent l'âme ou la brûlent; tous

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