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les romans de la famille de Werther et de Delphine; le Peintre de Saltzbourg, Adolphe, René, Édouard, Adèle, Thérèse Aubert et Valérie; Sénancour, Lamartine et Ballanche; Ossian, Cowper et Kirke White.

A cette heure, la raison avait irrévocablement perdu tout empire sur l'âme du malheureux Joseph. Pour nous servir des propres expressions de son journal, « le roc << aride, auquel il s'était si longtemps cramponné, avait << fui comme une eau sous sa prise, et l'avait laissé battu « de la vague sur un sable mouvant. » Nul précepte de vie, nul principe de morale ne restait debout dans cette âme, hormis quelques débris épars çà et là qui achevaient de crouler à mesure qu'il y portait la main. Du moins si, en se retirant de lui, la raison l'eût sans retour livré en proie aux égarements d'une sensibilité délirante, il eût pu s'étourdir dans ce mouvement insensé, et l'enivrement du vertige lui eût sauvé les brisures de la chute. Mais il semblait qu'un bourreau capricieux eût attaché au corps de la victime un lien qui la retenait par moments, pour qu'elle tombât avec une sorte de mesure. La Raison morte rôdait autour de lui comme un fantôme et l'accompagnait à l'abîme, qu'elle éclairait d'une lueur sombre. C'est ce qu'il appelait avec une effrayante énergie « se noyer la lanterne au cou. » En un mot, l'âme de Joseph ne nous offre plus désormais qu'un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d'actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, jouent et s'agitent confusément sur un fond de désespoir.

Mais le désespoir lui-même, pour peu qu'il se prolonge, devient une sorte d'asile dans lequel on peut s'asseoir et reposer. L'oiseau de mer, dont l'aile est brisée par l'orage, se laisse quelque temps bercer au penchant de la lame qui finit par l'engloutir. Joseph trouva bientôt ainsi des intervalles de calme pendant lesquels son mal allait plus lentement, et qui lui rendirent tolérables ses dernières années. Lorsque toute illusion s'est évanouie, et

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que, le premier assaut une fois essuyé, on a pris son parti avec le malheur, il en résulte dans l'âme, du moins à la surface, un grand apaisement. La faculté de jouir, que glaçait l'inquiétude, se relève et reverdit pour un jour. On sait qu'on mourra demain, ce soir peut-être; mais, en attendant, on se fait porter à midi au soleil, sur le banc tapissé de chèvrefeuille, ou sous le pommier en fleurs. Joseph ne vivait plus aussi que de chaleur et de soleil, d'effets de lumière au soir sur les nuages groupés au couchant, et des mille aspects d'un vert feuillage clairsemé dans un horizon bleu. Plusieurs amis que le Ciel lui envoya vers cette époque, amis simples et bons, cultivant les arts avec honneur, et quelques-uns avec gloire, l'arrachèrent souvent à une solitude qui lui était mauvaise, et, par un admirable instinct familier aux nobles âmes, le consolèrent sans presque savoir qu'il souffrait. Joseph ne mourait pas moins à chaque instant, atteint d'une plaie incurable; mais il mourait plus doucement, et il y avait des chants autour de lui aux abords de la tombe. Sa lyre à lui-même, grâce à de précieux secours, s'était montée plus complète et plus harmonieuse; ses plaintes y résonnaient avec plus d'abondance et d'accent. Nous l'avons beaucoup vu en ces derniers temps; il était en apparence fort paisible, assez insouciant aux choses de ce monde, et, par moments, d'une gaieté fine qu'on aurait crue sincère. Sa mélancolie ne transpirait guère que dans ses confidences poétiques; et encore, à sa manière courante de réciter ses vers entre amis, on aurait dit qu'il ne les prenait pas au sérieux; quelque sombre que fût l'idée, il ne disait jamais les derniers mots de la pièce qu'en souriant; plus d'une fois il nous arriva de le plaisanter là-dessus, Joseph avait pour principe de ne pas étaler son ulcère, et, sans le journal qu'il a laissé, nous n'en aurions jamais soupçonné tout le ravage. Quoi qu'il en soit, ses poésies suffisent pour faire comprendre les sentiments actifs qui le rongeaient alors. Nous y renvoyons le lecteur, n'empruntant ici du journal qu'un court passage qui jette un dernier jour sur le

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cœur de notre ami. Ce passage paraît avoir été écrit seulement peu de semaines avant sa mort, el ne se rattache à rien de ce qui précède. Nous n'avons pu nous procurer aucun renseignement qui le complétât.

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Lundi 2 heures du matin.

«Que faire ? à quoi me résoudre? faut-il donc la laisser « épouser à un autre ? En vérité, je crois qu'elle me préfère. Comme elle rougissait à chaque instant, et me regardait avec une langueur de vierge amoureuse, quand sa mère me parlait de l'épouseur qui s'était pré«senté, et tâchait de me faire expliquer moi-même! « Comme son regard semblait se plaindre et me dire : « O vous que j'attendais, me laisserez-vous donc ravir « à vos yeux, lorsqu'un mot de votre bouche peut m'ob« tenir ! — Aussi, qu'allais-je y faire durant de si longs « soirs, depuis tant d'années? Pourquoi ces mille fami«<liarités de frère à sœur, chaque parure nouvelle étalée par elle avec une vanité enfantine, admirée de moi << avec une minutieuse complaisance; ces gants, ces an« neaux essayés et rendus, et ces lectures d'hiver au «< coin du feu, en tête-à-têle avec elle, près de sa mère <«< sommeillante? C'était un enfant d'abord; mais elle a grandi je la trouvais peu belle, quoique gracieuse, et pourtant j'y revenais toujours. Ce n'était de ma part, je l'imaginais du moins, que vieille amitié, désœuvre«ment, habitude. Mais les quinze ans lui sont venus, et - « voilà que mon cœur saigne à se séparer d'elle. Et « qui m'empêcherait de l'épouser? Suis-je ruiné, corps «<et âme, sans espoir? Son jeune sang, peut-être, ra«fraîchirait le mien; ses étreintes aimantes m'enchaîne«raient à la terre; je recommencerais mon existence; je travaillerais, je suerais à vivre je serais homme. — Délire ! et les dégoûts du lendemain, et les tracas« series de la gêne, et mes incurables besoins de solitude, de silence et de rêves! Elle serait malheureuse " avec moi; la misère m'a dépravé à fond; il pourrait

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« survenir, Dieu m'en garde! d'horribles moments où je « serais tenté.... Nos enfants, d'ailleurs, nous paieraient«< ils nos peines? les filles seraient-elles sages et belles, « les fils honnêtes et laborieux? Seraient-ils tous, en⚫ vers nous, enfants respectueux et tendres? l'ai-je tou« jours été moi-même ? Non, une main invisible m'a « retranché du bonheur; j'ai comme un signe sur le « front, et je ne puis plus ici-bas m'unir avec une âme. « Allez dire à la feuille arrachée, qui roule aux vents et « aux flots, de prendre racine en terre dans la forêt, et « de devenir un chêne. Moi, je suis cette feuille morte; je roule quelque temps encore, et l'automne va me «< pourrir. Mais elle pleurera, elle, à ton silence; pas«sée aux bras d'un autre, elle te regrettera toute sa vie, «et tu auras corrompu sa destinée. Oui, elle pleurera « durant huit jours d'un regret mêlé de dépit; elle rou" gira et pâlira tour à tour à mon nom; elle soupirera << même, sans le vouloir, à la première nouvelle de ma « mort. Mais, dès la seconde pensée, elle se félicitera « d'en avoir épousé un qui vit; chaque enfant de plus << l'attachera à sa condition nouvelle; elle y sera heu<< reuse si elle doit l'être; et, arrivée un jour au terme de l'âge, à propos d'une scène d'enfance racontée un soir « à la veillée, elle se souviendra de moi par hasard, « comme de quelqu'un qui s'y trouvait présent, et qu'elle « aura autrefois connu. »

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Joseph s'était retiré l'été dernier à un petit village voisin de Meudon ; il y mourut, dans le courant d'octobre, d'une phthisie pulmonaire, compliquée, à ce qu'on croit, d'une affection de cœur. Une triste consolation se mêle pour nous à l'idée d'une fin si prématurée. Si la maladie s'était prolongée quelque temps encore, il était à craindre qu'il n'en eût pas attendu l'effet; du moins, à la lecture du recueil, on ne peut guère douter qu'il n'ait secrètetement nourri une pensée sinistre.

En nous efforçant d'arracher cette humble mémoire à l'oubli, et en risquant aujourd'hui, au milieu d'un monde peu rêveur, ces poésies mystérieuses que Joseph a con

fiées à notre amitié, nous avons dû faire un choix sévère, tel sans doute qu'il l'eût fait lui-même s'il les avait mises au jour de son vivant. Parmi les premières pièces qu'il composa, et dans lesquelles se trahil une grande inexpérience, nous ne prenons qu'un seul fragment, et nous l'insérons ici parce qu'il nous donne occasion de noter un fait de plus dans l'histoire de cette âme souffrante. Après avoir essayé de retracer l'enivrement d'un cœur de poëte à l'entrée de la vie, Josepli continue en ces mots :

Songe charmant, douce espérance!
Ainsi je rêvais à quinze ans ;
Aux derniers reflets de l'enfance,
A l'aube de l'adolescence,

Se peignaient mes jours séduisants.

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