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ANNEXE F.

Note adressée au comte Walewski et à lord Clarendon,
le 16 avril 1856.

Les soussignés plénipotentiaires de Sa Majesté le Roi de Sardaigne, pleins de confiance dans les sentiments de justice des gouvernements de France et d'Angleterre, et dans l'amitié qu'ils professent pour le Piémont, n'ont cessé d'espérer, depuis l'ouverture des conférences, que le congrès de Paris ne se séparerait pas sans avoir pris en sérieuse considération l'état de l'Italie, et avisé aux moyens d'y porter remède en rétablissant l'équilibre politique, troublé par l'occupation d'une grande partie des provinces de la Péninsule par des troupes étrangères.

Sûrs du concours de leurs alliés, ils répugnaient à croire qu'aucune des autres Puissances, après avoir témoigné un intérêt si vif et si généreux pour le sort des chrétiens d'Orient appartenant aux races slave et grecque, refuserait de s'occuper des peuples de race latine, encore plus malheureux parce que, à raison du degré de civilisation avancée qu'ils ont atteint, ils sentent plus. vivement les conséquences d'un mauvais gouvernement.

Cet espoir a été déçu. Malgré le bon vouloir de l'Angleterre et de la France, malgré leurs efforts bienveillants, la persistance de l'Autriche à exiger que les discussions du congrès demeurassent strictement circonscrites dans la sphère de questions qui avait été tracée avant sa réunion, est cause que cette assemblée, sur laquelle les yeux de toute l'Europe sont tournés, va se dissoudre, nonseulement sans qu'il ait été apporté le moindre adoucissement aux maux de l'Italie, mais sans avoir fait briller au delà des Alpes un éclair d'espérance dans l'avenir, propre à calmer les esprits, et à leur faire supporter avec résignation le présent.

La position spéciale occupée par l'Autriche dans le sein du congrès, rendait peut-être inévitable ce résultat déplorable. Les plénipotentiaires sardes sont forcés de le reconnaître. Aussi, sans adresser le moindre reproche à leurs alliés, ils croient de leur devoir d'appeler leur sérieuse attention sur la conséquence fâcheuse qu'il peut avoir pour l'Europe, pour l'Italie et spécialement pour la Sardaigne.

Il serait superflu de tracer ici un tableau exact de l'Italie. Ce qui se passe dans ces contrées depuis bien des années est trop notoire. Le système de compression et de réaction violente inauguré en 1848 et 1849, que justifiaient peut-être à son origine les troubles révolutionnaires qui venaient d'être comprimés, dure sans le moindre adoucissement; on peut même dire que, sauf quelques exceptions, il est pratiqué avec un redoublement de rigueur. Jamais les prisons et les bagnes n'ont été plus remplis de condamnés pour cause politique; jamais le nombre des proscrits n'a été plus considérable; jamais la police n'a été plus tracassière, ni l'état de siège plus durement appliqué. Ce qui se passe à Parme ne le prouve que trop.

De tels moyens de gouvernement doivent nécessairement maintenir les populations dans un état d'irritation constante et de fermentation révolutionnaire.

Tel est l'état de l'Italie depuis sept ans.

Toutefois dans ces derniers temps l'agitation populaire paraissait s'être calmée. Les Italiens, voyant un des princes nationaux coalisé avec les grandes Puissances occidentales pour faire triompher les principes du droit et de la justice et améliorer le sort de leurs coreligionnaires en Orient, conçurent l'espoir que la paix ne se ferait pas sans qu'un soulagement fût apporté à leurs maux. Cet espoir les rendit calmes et résignés. Mais lorsqu'ils connaîtront le résultat négatif du congrès de Paris; lorsqu'ils sauront que l'Autriche, malgré les bons offices et l'intervention bienveillante de la France et de l'Angleterre, s'est refusée à toute discussion; qu'elle n'a pas même voulu se prêter à l'examen des moyens propres à porter remède à un si triste état de choses, il n'est pas douteux que l'irritation assoupie se réveillera parmi eux plus violente que jamais. Convaincus de n'avoir plus rien à attendre de

la diplomatie et des efforts des Puissances qui s'intéressent à leur sort, ils se rejetteront avec une ardeur méridionale dans les rangs du parti révolutionnaire et subversif, et l'Italie redeviendra un foyer ardent de conspirations et de désordres, qu'on comprimera peut-être par un redoublement de rigueur, mais que la moindre commotion européenne fera éclater de la manière la plus violente. Un état de choses aussi fâcheux, s'il mérite de fixer l'attention des gouvernements de la France et de l'Angleterre, intéressés également au maintien de l'ordre et au développement régulier de la civilisation, doit naturellement occuper au plus haut degré le gouvernement du Roi de Sardaigne. Le réveil des passions révolutionnaires dans toutes les contrées qui entourent le Piémont, par l'effet des causes de nature à exciter les plus vives sympathies populaires, l'expose à des dangers d'une excessive gravité qui peuvent compromettre cette politique ferme et modérée qui a eu de si heureux résultats à l'intérieur et lui a valu la sympathie et l'estime de l'Europe éclairée.

Mais ce n'est pas là le seul danger qui menace la Sardaigne, Un plus grand encore est la conséquence des moyens que l'Autriche emploie pour comprimer la fermentation révolutionnaire en Italie. Appelée par les souverains des petits États de l'Italie, impuissants à contenir le mécontentement de leurs sujets, cette Puissance occupe militairement la plus grande partie de la vallée du Pô et de l'Italie centrale, et son influence se fait sentir d'une manière irrésistible sur les pays mêmes où elle n'a pas de soldats. Appuyées d'un côté à Ferrare et à Bologne, ses troupes s'étendent jusqu'à Ancône, le long de l'Adriatique, devenue en quelque sorte un lac autrichien; de l'autre, maîtresse de Plaisance, que, contrairement à l'esprit sinon à la lettre des traités de Vienne, elle travaille à transformer en place de premier ordre, elle a garnison à Parme et se dispose à déployer ses forces tout le long de la frontière. sarde du Pô au sommet des Apennins.

Ces occupations permanentes par l'Autriche de territoires qui ne lui appartiennent pas la rendent la maîtresse absolue de presque toute l'Italie, détruisent l'équilibre établi par le traité de Vienne, et sont une menace continuelle pour le Piémont.

Cerné en quelque sorte de toute part par les Autrichiens, voyant

se développer sur sa frontière orientale, complétement ouverte, les forces d'une puissance qu'il sait ne pas être animée de sentiments bienveillants à son égard, ce pays est tenu dans un état constant d'appréhension qui l'oblige à demeurer armé et à des mesures défensives excessivement onéreuses pour ses finances, obérées déjà par suite des événements de 1848 et 1849 et de la guerre à laquelle il vient de participer.

Les faits que les soussignés viennent d'exposer suffisent pour faire apprécier les dangers de la position où le gouvernement du Roi de Sardaigne se trouve placé.

Troublé à l'intérieur par l'action des passions révolutionnaires suscitées tout autour de lui par un système de compression violente et par l'occupation étrangère, menacé par l'extension de puissance de l'Autriche, il peut d'un moment à l'autre être forcé par une inévitable nécessité à adopter des mesures extrêmes dont il est impossible de calculer les conséquences.

Les soussignés ne doutent pas qu'un tel état de choses n'excite la sollicitude des gouvernements d'Angleterre et de France, nonseulement à cause de l'amitié sincère et de la sympathie réelle que ces Puissances professent pour le souverain qui, seul entre tous, dans le moment où le succès était le plus incertain, s'est déclaré ouvertement en leur faveur, mais surtout parce qu'il constitue un véritable danger pour l'Europe.

La Sardaigne est le seul Etat de l'Italie qui ait pu élever une barrière infranchissable à l'esprit révolutionnaire et demeurer en même temps indépendant de l'Autriche, c'est le seul contre-poids à son influence envahissante.

Si la Sardaigne succombait épuisée de force, abandonnée de ses allies; si elle aussi était contrainte de subir la domination autrichienne, alors la conquête de l'Italie par cette puissance serait achevée. Et l'Autriche après avoir obtenu sans qu'il lui coûtat le moindre sacrifice l'immense bienfait de la liberté de la navigation du Danube et de la neutralisation de la mer Noire, acquerrait une influence prépondérante en Occident.

C'est ce que la France et l'Angleterre ne sauraient vouloir, c'est ce qu'elles ne permettront jamais.

Aussi les soussignés sont convaincus que les cabinets de Londres et de Paris prenant en sérieuse considération l'état de l'Italie, aviseront de concert avec la Sardaigne aux moyens d'y porter un remède efficace.

Paris, ce 16 avril 1856.

Signés C. CAVOUR.

DE VILLAMARINA,

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