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jours s'affermissant si des éditeurs mal-adroits ne prétendaient les augmenter par ce qu'ils appellent des œuvres complètes, c'est-à-dire en réunissant sans goût et sans choix tout ce qu'a écrit un auteur, et ce qu'il ne destinait point à la postérité. Favart, imprimé en dix vol. in-8°., est perdu pour les gens du monde; Marivaux, en vingt vol., est rélégué dans le fond des vieilles bibliothèques; des œuvres complètes de Piron, tout le monde connaît la Métromanie, et un petit nombre de littérateurs Gustave; le reste traîne sur les quais à côté des belles éditions des œuvres du roi de Prusse, de Dorat et d'Arnaud Baculard; Diderot a été enterré sous les quinze vol. rassemblés par son éditeur M. Naigeon; le Voltaire complet nuit beaucoup à la réputation de cet auteur, et a fait perdre des sommes considérables à Beaumarchais; les entretiens de Phocion et quelques recherches utiles sur l'histoire de France sont ensevelis dans la longue collection des ouvrages de l'abbé Mably; en un mot, la plupart de nos auteurs modernes, à force d'être devenus complets, ne sont plus connus que de ceux qui font une étude particulière de la littérature. Ce malheur est inévitable dans tous les pays où les lettres forment un objet de spéculation; aussi est-il pour le moins aussi commun en Angleterre que dans notre patrie. Lady Montague avait mérité une petite place dans les bibliothèques par ses lettres datées de Constantinople; ses lettres écrites avant son mariage et pendant ses voyages en Italie, pourront la lui faire perdre : elle était amusante et instructive en deux vol.; en quatre, elle est pédante, ennuyeuse, et donne une idée peu favorable de son caractère. Pour peu que les éditeurs continuent, les écrivains qui prétendent à être lus seront réduits à faire un testament littéraire par lequel ils protesteront contre l'impression d'une partie de leurs ouvrages,

et sur-tout contre la publication des lettres qu'ils auront écrites pour leur plaisir ou leurs affaires.

Il est vrai que lady Montague n'aurait pas le droit de se plaindre en voyant aujourd'hui toute sa correspondance imprimée; elle avait une si haute idée de son mérite qu'elle mandait à ses amis : « Le dernier plaisir que j'ai éprouvé >> en route a été la lecture des lettres de madame de Sé» vigné; elles sont très-jolies; mais j'assure, sans la » moindre vanité, , que les miennes seront tout aussi >> amusantes dans quarante ans. Je vous recommande done » de n'en mettre aucune au rebut. » C'était en 1724 que lady Montague, sans la moindre vanité, se comparait à madame de Sévigné dont elle ne sentait point du tout le mérite, ainsi que nous le verrons tout-à-l'heure; mais elle trouvait très-jolies des lettres imprimées qui lui donnaient l'espérance que les siennes le seraient aussi un jour Il paraît qu'à cette époque toutes les belles dames anglaises, et même des anglais lourds comme des matérialistes, avaient la tête tournée de l'envie d'écrire comme la mère de madame de Grignan: un certain lord Hervey, en faisant la caricature des baigneurs de Bath, qui n'ont pas l'ame assez belle pour étre autorisés à la croire immortelle, demandait sérieusement si ses plaisanteries n'avaient point un air de ressemblance avec les traits que la femme la plus spirituelle du siècle de Louis XIV se permettait de lancer contre les originaux qu'elle rencontrait dans le monde.

En 1755, le goût de lady Montague avait fait des progrès si étonnans, qu'elle n'aurait plus permis qu'on la comparât à madame de Sévigné : voici comment elle lajugeait. « Combien de lecteurs et d'admirateurs n'a pas » madame de Sévigné, dont tout le mérite est de présen»ter d'une manière aimable et d'habiller en phrases du » bon ton des sentimens peu relevés, des préjugés vul

gaires, et des répétitions sans fin? C'est quelquefois lé » babil d'une belle dame, c'est quelquefois aussi celui » d'une nourrice; c'est toujours du babil. On peut dire, » pour excuser madame de Sévigné, que ses lettres n'étaient » pas destinées à être imprimées. »

Il fallait tout l'esprit de lady Montague pour sentir le besoin d'excuser madame de Sévigné, et pour trouver un motif aussi adroit que celui qu'elle donne. Ses lettres, ditelle, n'étaient pas destinées à être imprimées. Mais elles avaient une destination bien plus difficile à remplir, car elles étaient adressées à des gens d'un goût parfait qui les lisaient, les faisaient lire; et l'on sait que, pendant sa vie, madame de Sévigné avait dans le genre épistolaire une réputation de supériorité reconnue par les femmes les plus spirituelles et les hommes du premier mérite. Croit-on de bonne foi que si M. de Voltaire avait dû lire ses tragédies dans un petit comité composé de Boileau, Molière, Racine, il n'y aurait pas mis plus de soins que lorsqu'il les destinait au parterre de Paris dont il connaissait trop l'ignorance et l'engouement, ainsi qu'on peut le voir dans sa correspondance avec M. d'Argental? Sans doute les lettres de madame de Sévigné n'étaient pas destinées à être imprimées, et c'est pour cela même qu'elles sont parfaites si elle eût pensé au public en les écrivant, elle aurait pu les faire moins aimables, moins naturelles, et trouver encore beaucoup d'admirateurs; elle aurait pu imiter lady Montague qui jouit d'une assez gran le renommée, quoiqu'elle argumente, discute, moralise, et ne cause jamais avec cet abandon, cette vérité qui rappellent si bien, dans les lettres de madame de Sévigné, l'esprit de la société au milieu de laquelle elle vivait: c'est-là leur premier mérite, c'est par-là qu'elles sont si intéressantes, e'est pour cela qu'on les lit toujours avec un plaisir nou

veau; et c'est positivement ce que n'a point senti lady Montague, qui ignorait qu'en littérature le babil qui peint est bien au - dessus des discussions qui ne montrent rien que l'orgueil du raisonneur.

En voya tune dame aussi spirituelle que lady Montague porter un jugement tout à-fait singulier de lettres écrites dans une langue qui n'était pas la sienne, on sent la hé cessité d'être modeste au moment où l'on va soi-même juger des lettres écrites dans une langue étrangère : chaque peuple a ses prétentions, ses préjugés, et conséquemment sa littérature peut avoir un cachet particulier. Si madame de Sévigné, qui a le double talent de tout peindre et de ne rien approfondir, n'a paru à lady Montague qu'une nourrice babillarde, il serait possible que lady Montague ne parû à un français qu'une raisonneuse insupportable : dans la crainte d'oublier que je serais coupable de partialité en ne consultant que mon goût, j'abandonne le droit de juger l'auteur. J'aime mieux la faire connaître par un abrégé de sa vie; et pour ne pas m'exposer à copier un éloge, je ne prendrai rien du travail de l'éditeur : je chercherai les faits dans l'ouvrage même, ce qui sans doute me donnera l'occasion de citer.

Lady Mary Pierrepont, née en 1690, perdit sa mère à l'âge de quatre ans ; son père, le duc de Kingston, voulut qu'elle reçût la même éducation que ses fils: ses progrès dans les langues savantes furent rapides, et jeune encore elle traduisit le manuel d'Epictète. Belle, savante, d'une imagination vive, d'un caractère froid et ambitieux, elle sentit qu'avec peu de førtune il lui serait difficile de trous ver un établissement; aussi choisit elle pour amies les mères qui avaient des fils à établir, et parmi celles-ci elle s'attacha particulièrement à mistrias Wortley Montaque. Sa première correspondance est avec cette dame qu'elle

flatte beaucoup sur sa beauté, et à laquelle elle se présente sans cesse comme n'attachant aucun prir au luxe, et à tout ce qui tourne la tête des filles qui pensent à se marier: ces lettres manquent de naturel, l'expression de l'amitié y est exagérée, et le soin que lady Mary met à répéter qu'elle n'est qu'une solte est d'autant plus déplacé, qu'elle montre beaucoup d'esprit lorsqu'elle médit des femmes. prises collectivement ou séparément. « Je n'ai jamais eu, » dit-elle, une grande estime pour le beau sexe en gé»néral, et ma seule consolation d'être femme a toujours » été la certitude de n'en point épouser une. » De telle manière qu'on examine cette pensée, on conviendra du moins qu'elle n'est pas d'une niaise. Nous devons remar→ quer qu'une femme ne dit jamais le beau sexe en parlant de son sexe; aussi mettrons-nous cette faute très-grave sur le compte du traducteur.

Lorsque lady Mary Pierrepont cesse d'écrire à mistriss Wortley, on la trouve en correspondance réglée avec le plus jeune des fils de cette dame, Edouard Wortley Montague. Cet homme est vraiment singulier; il aime lady Mary autant que possible, et ne se fait point illusion sur ses défauts; il lui reproche ses prétentions à l'esprit, son ambition mal déguisée, et la supplie de ne pas lui avouer qu'elle l'aime, parce qu'il serait assez fou pour l'épouser, quoique leurs caractères ne se conviennent pas, et que l'état réciproque de leur fortune ne leur permette point de penser à s'unir. Lady Mary discute fort bien les injures que lui adresse son amant ; elle le rebute, le rappelle, lui montre une confiance sans bornes; il veut de la passion, elle s'en défend en faisant l'éloge de ses goûts modérés en toutes choses; il se fâche, elle l'apaise, toujours en argumentant et citant de bons auteurs; enfin ils s'épousent sans éclat afin de ne pas prendre de maison

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