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On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils; il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple et la force pour en abuser 1.

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre, et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du changement de la constitution de Rome; elle étoit de la nature du gouvernement monarchique; et ce qui ne fut que commencé sous Auguste, les empereurs suivants furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y entendoit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul, il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un homme qui aspire à la souveraineté cherche

1. Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militiâ vetuit Gallienus; etiam adire exercitum. Aurelius Victor, de Cæsaribus. (M.)

2. L'Angleterre.

3. Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs, le droit de porter les armes. Dion, liv. XXXIII. (M.)

4. Constantin. Voyez Zozime, liv. II. (M.)

5. Ammian Marcellin, liv. XXVI. Et civilia, more veterum, et bella recturo. (M.)

moins ce qui est utile à l'État que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce qn'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanents. Suidas1 dit très-bien qu'Anastase avoit fait de l'empire une espèce d'aristocratie en vendant toutes les magistratures.

Platon ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on faisoit quelqu'un pilote ou matelot pour son argent. Seroit-il possible que la règle fût mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût de la vie, et bonne seulement pour conduire une république? » Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu; et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendroient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendroient tout de même; le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince3. Enfin, la manière de

1. C'est un extrait de Jean d'Antioche qui nous a été gardé également dans l'Extrait : Des vertus et des vices, de Constantin Porphyrogénète, mais avec un changement dans le texte qui lui fait dire plus exactement qu'Anastase pervertit tout ce qu'il y avait de bon dans le gouvernement. J'emprunte cette remarque à Crévier.

2. République, liv. VIII. (M.)

3. Cette opinion, peu flatteuse pour notre ancienne monarchie, est particulière à Montesquieu. Les contemporains n'étaient point favorables à la vénalité des charges; ils y voyaient un abus injustifiable. L'abbé de SaintPierre l'avait très-vivement attaquée. V. les Rêves d'un homme de bien, Paris, 1775, p. 8.

s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie1; chose dont cette espèce de gouvernement a grand besoin 2.

CINQUIÈME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet Aréopagite, qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s'étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l'Aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau3. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée sur les mœurs.

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs; elles sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout l'univers. Tout homme qui y manque est soumis aux reproches de ceux même qui n'en ont point.

Là, les censeurs seroient gâtés par ceux même qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la cor-ruption d'une monarchie; mais la corruption d'une monarchie seroit trop forte contre eux.

1. Ceci est pris du Testament politique de Richelieu.

2. Paresse de l'Espagne; on y donne tous les emplois. (M.)

3. Cela est fou et injuste. (HELVÉTIUS.)

4. Sup., V, IV.

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement1.

1. V. inf. VIII, xx1, et XIX, XVI.

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES

DES DIVERS GOUVERNEMENTS

PAR RAPPORT

A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENTS

ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEINES.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES DANS LES DIVERS GOUVERNEMENTS.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions; elles doivent être conservées; elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'État.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

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