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CHAPITRE XIX.

PROPRIÉTÉS DISTINCTIVES DU GOUVERNEMENT

DESPOTIQUE.

Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées; que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné; que la loi soit dans une seule tête; et qu'elle change sans cesse, comme les accidents, qui se multiplient toujours dans l'État, à proportion de sa grandeur.

CONSÉQUENCE DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS.

Que si la propriété naturelle des petits États est d'être gouvernés en république ; celle des médiocres, d'être soumis à un monarque; celle des grands empires, d'être dominés par un despote; il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l'État dans la grandeur qu'il avoit déjà; et que cet État changera d'esprit, à mesure qu'on rétrécira, ou qu'on étendra ses limites.

CHAPITRE XXI.

DE L'EMPIRE DE LA CHINE 1.

Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici.

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d'un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l'honneur et la vertu. J'ai donc posé une distinction vaine, lorsque j'ai établi les principes des trois gouvernements.

J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de bâton 2.

De plus, il s'en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l'idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires on peut les consulter sur les brigandages des mandarins".

1. Au dernier siècle, les jésuites avaient fait de la Chine une peinture si séduisante, qu'il y eut une admiration universelle pour cet empire patriarcal. Les philosophes du XVIe siècle se servent de la Chine, comme Tacite se sert de la Germanie, pour écraser les contemporains. Montesquieu n'a pas donné dans cette erreur; il se défiait des lettres du Père Parennin, et ne pouvait pas comprendre l'union de la vertu et de l'honneur avec un pouvoir absolu. Il n'est pas besoin de dire si Montesquieu avait raison.

2. C'est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde. Disc. de la Chine, t. II, p. 134. (M.)

3. Voyez, entre autres, la relation de Lange. (M.)

Je prends encore à témoin le grand homme mylord Anson1.

D'ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l'empereur fit faire à des princes du sang néophytes2 qui lui avoient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, et des injures faites à la nature humaine avec règle, c'est-à-dire de sang-froid.

Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses très-sensées, le merveilleux s'est évanoui.

Ne pourroit-il pas se faire que les missionnaires auroient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils auroient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d'un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que n'y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu'ils peuvent tout souffrir3.

Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs même. Des circonstances particulières, et peutêtre uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devroit l'être. Des

1. Cette phrase n'est ni dans A ni dans B. — Lorsque parut le Voyage autour du monde de l'amiral Anson, Montesquieu s'écria: Ah! je l'ai toujours dit que les Chinois n'étaient pas si honnêtes gens qu'ont voulu le faire croire les Lettres édifiantes. (Lettre à l'abbé de Guasco, de 1755.)

2. De la famille de Sourniama, Lettres édifiantes, 18 recueil. (M.) 3. Voyez dans le P. du Halde comment les missionnaires se servirent de l'autorité de Canhi pour faire taire les mandarins, qui disoient toujours que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvoit être établi dans l'empire. (M.)

a La traduction française est de 1749, in-4°. Seconde édition, 1754, 4 vol. in-12.

causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges.

Le climat de la Chine est tel qu'il favorise prodigieusement la propagation de l'espèce humaine 1. Les femmes y sont d'une fécondité si grande, que l'on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n'y peut pas dire comme Pharaon: Opprimons-les avec sagesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n'eût qu'une tête2. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et triomphera de la tyrannie.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz3, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d'abord exterminées; d'autres se grossissent et sont exterminées encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que, dans d'autres pays, on revient si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensi

1. Sup., VII, vi, et Lettres persanes, CCX.

2. C'est Caligula à qui l'on prête ce vœu abominable: Utinam populus Romanus unam cervicem haberet. Suétone, Caligula, c. xxx.

3. Voyez ci-après, liv. XXIII, chap. xiv. (M.)

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