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souvent revenu sur cette vérité, qu'on doit considérer comme le fondement de la politique.

« Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence qu'il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État.

« Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé... Dans un temps d'ignorance, on n'a aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus de la correction même1. On laisse le mal si l'on craint le pire; on laisse le bien si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble. On examine toutes les causes pour en voir tous les résultats 2, »>

Cette timidité ne pouvait plaire aux philosophes du XVIII siècle. Confiants dans l'infaillibilité de leur propre raison, ils regardaient le passé et le présent avec un souverain. mépris; ils comptaient bien renverser tous les abus et régénérer le monde d'un seul coup. Helvétius, écrivant à Montesquieu, ne peut comprendre qu'un si beau génie s'enfonce dans la poussière des lois vandales et visigothes; il le compare « au héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, et sortant victorieux des ténèbres». Au fond, Helvétius considère l'Esprit des lois comme une œuvre arriérée et sans portée. « Avec le genre d'esprit de Montaigne, écrit-il à Saurin, le président a conservé ses préjugés d'homme de robe et de gentilhomme; c'est la source de toutes ses erreurs. » Le jour où les lumières de la philosophie auront éclairé le monde et dissipé les préjugés, « notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de sage et de législateur, ne sera plus qu'homme de robe, gentilhomme et bel esprit. Voilà ce qui m'afflige pour lui et pour l'humanité qu'il aurait pu mieux servir. »>

1. De corrections en corrections d'abus, au lieu de rectifier les choses, on parvient à les anéantir. » Arsace et Isménie.

2. Préface de l'Esprit des lois.

L'opinion d'Helvétius a été celle des révolutionnaires les plus ardents; mais une cruelle expérience a montré ce qu'il y avait de chimérique et de dangereux dans ces théories qui charmaient nos pères. Les événements n'ont que trop justifié la prudence de Montesquieu.

Il faut avouer néanmoins que l'Esprit des lois a vieilli, par des raisons que l'auteur n'a pu prévoir. A peine Montesquieu avait-il achevé son livre, qu'une idée puissante faisait son entrée dans le monde et renouvelait la science. C'est l'idée du progrès, ou pour mieux dire l'idée de développement et de vie. L'Esprit des lois a paru en 1748, et c'est en 1750 que Turgot prononçait en Sorbonne son Discours sur les progrès successifs de l'esprit humain. Dans cette œuvre d'un jeune homme, il y a une conception et une méthode nouvelle; c'est le point du partage entre les études anciennes et la science moderne. Sans doute Montesquieu n'ignore pas que les sociétés humaines ne sont pas immobiles; les anciens avaient déjà remarqué que les peuples ont leur enfance, leur âge mûr et leur vieillesse; Florus a écrit là-dessus une belle page qui a inspiré les Considerations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains; mais ce que Pascal avait pressenti, ce que l'abbé de Saint-Pierre avait indiqué, ce que Montesquieu n'a pas vu, c'est qu'au-dessus de ces faits particuliers, il y a une loi universelle. L'humanité est toujours en marche; le développement est la vie même des nations; et une institution qui était bonne hier est mauvaise aujourd'hui, parce qu'hier elle était vivante et qu'aujourd'hui elle est morte.

S'il en est ainsi, s'il faut tenir grand compte du temps,

1. Nous sommes beaucoup plus sages que nos pères il y a deux mille ans, et nos enfants nous surpasseront autant que nous surpassons nos ancêtres, s'ils travaillent comme nous utilement pour leur postérité, s'ils inventent comme nous, et ils inventeront, si le gouvernement, par de longs intervalles de paix, et par des récompenses distribuées avec justice, favorise les inventions utiles à la société. Les rêves d'un homme de bien, p. 55. L'abbé de Saint-Pierre est mort en 1743.

et noter à leur date les idées qui se succèdent dans le monde, et qui changent la face de la terre, on doit sentir qu'on ne peut étudier en bloc Athènes, Sparte et Rome pour en tirer l'idéal de la République. Il faut diviser par pays, par époque, si l'on veut éviter de généraliser hors de propos, et d'arriver à des conclusions qui étonnent le lecteur, mais ne portent point la conviction dans son âme. C'est là qu'est aujourd'hui pour nous le défaut le plus sensible de l'Esprit des lois. On y trouve une foule d'observations justes et fines, mais l'ensemble est confus, et on se refuse à suivre l'auteur dans une voie obscure et depuis longtemps abandonnée.

Il est un autre principe qui joue en ce moment un grand rôle dans la science, et que Montesquieu n'a pas connu. Je veux parler de la race. Chose remarquable! un pressentiment, un instinct de génie attirait ce grand esprit vers l'Orient. On lui a reproché son trop de confiance dans des Relations suspectes; il n'avait pas d'autres ressources à sa disposition; il lui fallait deviner l'Inde, sa religion et ses lois. Aujourd'hui la connaissance du sanscrit nous ouvre un horizon nouveau ; l'Inde nous a révélé la fraternité des peuples aryens, indiens, persans, grecs, romains, celtes, scandinaves, germains, slaves, etc.; elle nous a donné le secret de leurs langues et de leurs croyances primitives, elle nous permettra bientôt d'établir sur des bases solides l'histoire commune des premières institutions. Cette histoire, si elle rencontre des mains habiles, sera une des grandes découvertes du XIXe siècle; mais on voit dans quel lointain elle refoulera l'œuvre de Montesquieu.

Pour être justes, reconnaissons que s'il est un livre qui ait frayé le chemin à la science moderne, ce livre est l'Esprit des lois. En distinguant par grandes masses les étapes de la civilisation, Montesquieu amenait nécessairement ses successeurs à considérer les choses de plus près, et à étudier le développement intérieur de chaque peuple et de chaque institution.

Quels que soient les défauts de l'Esprit des lois, défauts

qui tiennent au temps et non pas à l'homme, on ne saurait estimer trop haut les services que ce Code de la raison et de la liberté, comme le nommait Voltaire 1, a rendus à la civilisation. L'adoucissement des lois pénales est son œuvre. En combattant la barbarie des lois criminelles, Beccaria n'est que l'humble disciple de Montesquieu. Qui ne connaît la trèshumble remontrance adressée aux Inquisiteurs d'Espagne et de Portugal, admirable plaidoyer en faveur de la tolérance. Il faut remonter jusqu'à Pascal pour trouver une aussi poignante ironic. Qui n'a lu le discours sur l'esclavage des nègres3? Peut-on oublier ces paroles terribles: «< De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle étoit telle qu'ils le disent, ne seroit-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié? »

C'est Montesquieu, personne ne l'ignore, qui a fait connaître à nos pères le gouvernement représentatif. Il leur a révélé l'Angleterre politique; il leur a fait comprendre des institutions jusque-là fort légèrement jugées; il leur a appris que la division et la balance des pouvoirs était la condition de la liberté. On l'a souvent combattu, on l'a plus souvent mal compris; mais ce n'est jamais au bénéfice de la liberté qu'on s'est écarté des idées qu'il a défendues.

Je n'insiste pas sur ce point trop connu; ce qu'on sait moins, c'est l'influence de Montesquieu sur la Constitution fédérale des États-Unis. Qu'on lise le troisième chapitre du neuvième livre de l'Esprit des lois, on y trouvera le premier germe de l'Union. C'est la république de Lycie que Montesquieu propose comme modèle d'une belle république fédérative; et cela par la raison qu'on y observe la proportion des suf

1. Commentaires sur l'Esprit des lois, Avertissement.

2. Esprit des Lois, XXV, x111.

3. Esprit des Lois, XV, v.

frages pour régler le vote, les magistratures et les impôts. En d'autres termes, ce ne sont point de petits États, inégaux en richesse et en population, qui obtiennent une représentation égale, comme cela avait lieu dans les Pays-Bas ; l'autorité du peuple domine la souveraineté factice des provinces ; l'Union l'emporte sur les États.

C'est le problème que les Américains avaient à résoudre en 1787. Consultèrent-ils Montesquieu? Oui, sans doute. On a conservé des notes de Washington sur les différentes Constitutions fédératives; on a été surpris de voir que le général, qui n'était pas un grand érudit, avait remarqué la constitution de Lycie. Il est évident qu'il avait emprunté sa science à l'Esprit des lois.

Telle est la fécondité du génie. Trop souvent ce n'est pas dans sa patrie qu'un grand homme est prophète; on le méconnaît, on le jalouse; mais les vérités qu'il établit sont comme autant de phares qui portent au loin leur lumière et leurs bienfaits. Et si on cherchait quel est au dernier siècle l'homme dont les idées ont eu l'influence la plus étendue et la plus heureuse, celui qui a le mieux éclairé et pacifié les esprits en leur donnant le goût de la justice et de la liberté, je ne crains pas de dire que le cri public répondrait par le nom de Montesquieu.

SII. PUBLICATION DE L'ESPRIT DES LOIS.

On sait qu'au XVIe siècle on ne pouvait publier en France un livre qui touchât à la religion, à la politique, aux finances, au gouvernement. La police ne tolérait que les ouvrages innocents, c'est-à-dire ceux qui restaient dans l'ornière traditionnelle, et ne pouvaient ni contrarier un préjugé, ni ébranler un abus. Pour les autres, il fallait les imprimer à l'étranger, si l'on ne se souciait pas d'avoir affaire à la Sorbonne, au Parlement ou à la Bastille. Montesquieu en savait quelque chose;

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