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« Mangeant le foie de quatre Chiens Dévorants,
« Tranchant la tête d'un Aspirant,
« Et sur la tête de ce capon

<< Grava son nom d'honnête Compagnon.»

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Ce couplet singulier, le ton vigoureux avec lequel il fut chanté, produisirent sur moi une impression pénible que je ne pris aucun soin de cacher. Quoi! me dit l'un des camarades, vous ne trouvez pas notre chanson jolie ? Je la trouve détestable. Êtes-vous bien capable d'en faire une pareille.. Je ne m'en vante pas. Ce petit incident n'eut pas d'autre suite; mais le couplet qui l'avait provoqué me fit penser sérieusement: je fis un examen de toutes nos chansons, des anciennes comme des nouvelles, et je vis qu'elles poussaient également à la haine, et causaient la plupart des batailles. Si je pouvais, me disais-je en moi-même, produire quelques chants d'un caractère opposé à ceux dont on a fait jusqu'à ce jour un trop commun usage; si je pouvais substituer à un genre brutal quelque chose de tout au moins pacifique, cela ne manquerait pas d'avoir une certaine portée: voyons, essayons; et je débutai par l'hymne à Salomon, dont voici les premiers

vers:

« Dignes enfants du roi dont la sagesse
Créa jadis nos équitables lois,

En ce beau jour, le cœur plein d'allégresse
Avec ardeur accompagneż ma voix.
De Salomon, etc. »

On trouvera que je fais, dans cette chanson de Salomon une espèce de dieu, et cependaut si on la compare aux chansons à la mode que je

voulais détrôner, on verra qu'elle était un progrès.

On sera peut-être tenté de me demander si l'instruction soutenait mon audace, si je connaissais les principes de la langue française et les règles de la versification. Non. J'ignorais toutes ces choses que j'ignore encore en partie; mon instruction était celle de tous les enfants de mon village, Morières, lieu dépendant d'Avignon, et sis au pied d'une colline chargée de vignes et d'oliviers. Mes vers étaient donc ou trop longs ou trop courts, mes rimes mal entrelacées et mal accolées; je ne savais ce que c'était que césure, hémistiche, hiatus, etc. Tout allait au hasard, et vraiment je n'étais pas content de ma besogne, je sentais qu'il y manquait quelque chose, mais je ne savais quoi; je ne pouvais le définir.

Je quitte enfin la ville de Chartres, je passe à Paris, à Châlons, et j'arrive à Lyon où mes confrères me portent à la tête de ma Société; de là je pars pour mon pays d'où je m'éloigné une seconde fois avec tristesse, et je retourne à Paris. Malgré mes déplacements, malgré mes agitations et mes chagrins que je passe sous silence, je n'avais point oublié mon projet de réforme, j'avais composé cinq ou six chansons et refais mes deux premières, car j'étais parvenu, en lisant des tragédies, à comprendre le mécanisme des vers.

Après un séjour assez long dans la capitale, je crus qu'il était temps de faire imprimer mes chansons de Compagnons; je communiquai mon dessein à mes confrères, les uns me riaient au nez, les autres disaient qu'une telle chose

n'avait jamais été faite et ne devait jamais se faire chacun me faisait une réponse plus ou moins singulière; il fallait de la patience et de la persévérance,et j'en avais. Aussi, sur le nombre des Compagnons de Paris, trente-trois m'appuyèrent, et un petit cahier fut imprimé. J'avais eu le soin d'intercaler des notes entre les chansons afin de faire lire au moins ce qui n'était pas encore possible de faire chanter; je plaçai également en tête du recueil les noms de tous les souscripteurs; je savais la puissance que cela devait avoir. Ce cahier fut répandu par toute la France, et grâce à l'imprimerie, un commencement de publicité fut heureusement introduit dans le Compagnonage 1.

Deux ans plus tard je fis imprimer un second cahier, et cette fois le nombre des souscripteurs avait doublé.

On ne voyait plus rien d'étrange dans l'impression de telles chansons; ce dernier recueil devait renfermer quelques idées plus progressives; je sentais qu'il ne fallait rien brusquer et pourtant marcher en avant; quelques Compagnons comprirent alors le but que je voulais atteindre.

De l'année 1833 à l'année 1836, j'éprouvai malheur sur malheur; mais à partir de cette dernière époque surtout, je fus si gravement malade que je craignis ne pas pouvoir prolonger ma vie et rendre mon oeuvre suffisamment utile; je ne me laissai cependant pas abattre; et à travers des misères et des souffrances horribles, j'écrivais de temps en temps quelques

1 C'était en 1834.

pages. Après avoir gardé trois ans le silence, je fis passer aux Compagnons du tour de France, mes confrères, une lettre 1 dont voici quelques lignes :

«Mes chers pays, mon premier et mon se«cond cahier de chansous sont épuisés, et ce<< pendant tous les jours des Compagnons m'en « demandent et je ne puis leur en donner et les << satisfaire; je pense à les réunir tous deux, et « à former, en ajoutant plusieurs choses, un << volume de cent cinquante pages: pour mettre «< ce projet à exécution, je vous propose de sous« crire pour chacun deux francs, et chaque « souscripteur recevra, en échange de son dé«boursé, deux exemplaires de ce nouvel ou« vrage........ Que dans la France entière la << Société se remue; que la souscription se << fasse largement et promptement, et vous <«< saurez plus tard, au résultat de l'entreprise, «< combien sa portée était grande, etc., etc. » Les Compagnons des villes d'Auxerre, de Chalons, de Lyon, d'Avignon, de Marseille, de Nimes, de Montpellier, de Béziers, de Toulouse, de Bordeaux, de La Rochelle, de Nantes, de Tours, de Chartres et de París répondirent à mon appel: le temps avait marché, je pouvais donc exprimer de plus en plus ma pensée. Ce livre, me disais-je, renfermera d'abord une adresse aux Compagnons de ma Société; je ne puis encore m'adresser directement qu'à ceuxlà. Mes deux cahiers de chansons, auxquels j'ajouterai quelques nouveaux morceaux, suivront immédiatement; après le chant viendront

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des choses d'une utilité réelle, tels que problêmes géométriques, dialogue sur l'architecture, raisonnements sur le trait, tout cela pour donner de la gravité à la pensée, et la diriger du côté de l'étude et du travail; je parlerai aussi de Salomon et de ce temple d'où tous les Compagnons veulent être sortis. La notice sur le Compagnonage fera suite; je serai peut-être forcé de blesser en cet endroit quelques susceptibilités, aussi je ne place là cette notice qu'en tremblant, mais mon esprit et ma conscience me disent impérieusement qu'il faut oser, et j'obéis: après avoir agité par cette notice, je tâcherai de calmer par la rencontre de deux frères, scène où mes principes seront exposés avec le plus de clarté possible. Quelques notes termineront ce volume, qui, s'adressant d'abord à une seule Société, étendra toujours plus ses limites et sa portée, et parlera enfin à tout le monde.

Tel était mon projet, et tel, dans le courant de l'année 1839, je l'ai exécuté ; j'ai, par exem→ ple, dépassé ma promesse, en donnant au yolume plus d'étendue que j'étais convenu d'en donner, et mes souscripteurs, désappointés d'abord ', sont de jour en jour plus satisfaits de

mon œuvre.

J'ai eu pourtant à soutenir une lutte difficile: j'étais le premier, le seul qui eût osé attaquer des choses barbares, absurdes, et presque sanctifiées par la tradition; je devais naturellement

1 Ils pensaient que ce livre devait être un chansonnier, ou du moins ne traiter que de choses relatives à ma Société, et rester presque secret; de ce côté la je les ai trompés, je l'avoue, mais avec la meilleure intention du monde.

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