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on assemble un nombre d'hommes consciencieux et experts dans la partie de l'architecture et du trait, et on leur soumet les chefs-d'œuvre rivaux qui sont comparés et jugés.....

Les Compagnons vainqueurs obtiennent une grande gloire, les Compagnons vaincus une honte éternelle; de plus, ils doivent quitter la ville ou donner aux vainqueurs une somme d'argent, cela dépend des conditions du con

cours.

Il y a cent quinze ans, les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre et les Compagnons Passants du même état, jouèrent la ville de Lyon : les derniers perdirent, et se soumettant au mauvais sort, quittèrent la ville lyonnaise; mais cent ans plus tard, les temps d'exils étant expirés, ils crurent pouvoir retourner dans une ville redevenue libre, et y travailler de nouveau; mais leurs rivaux ne l'entendirent pas ainsi, quoique très-nombreux, les passants furent repoussés; ils se rejetèrent alors sur Tournus où l'on taille la pierre pour Lyon,.les étrangers voulurent encore les repousser, battit, il y eut des blessés, il y eut des morts, et les autorités elles-mêmes ne furent point respectées. A la suite de cette bataille, plusieurs Compagnons furent mis en prison, d'autres aux galères; et, je crois pouvoir le dire, j'avais parmi ces derniers un ami que l'on pouvait citer comme un modèle de sagesse et de dévouement tels sont les résultats ordinaires de ces concours de Société à Société qui, cependant, auraient du bon si l'on était plus éclairé et plus raisonnable.

on se

Les serruriers des deux partis eurent à Mar

seille, en l'année 1808, un concours entre eux. Les Dévorants avaient remis leur cause à un Dauphiné, les Gavots à un Lyonnais, les deux concurrents rivaux, comme cela se pratique toujours dans ces sortes d'affaires, furent renfermés chacun dans une chambre, les Gavots gardaient à vue le Dévorant, les Dévorants gardaient de même le Gavot. On ne faisait passer aux deux travailleurs que les aliments qui conservent la vie, et les matériaux nécessaires à la confection de leurs ouvrages; mais point de traités spéciaux, point de conseils, ni parlés, ni écrits. Chacun devait avoir, selon l'antique usage, tout son génie dans sa tête, tous ses moyens d'exécution dans ses bras et dans ses mains.

Après plusieurs mois de claustration, les concurrents furent libres et leurs travaux présentés aux juges. Le Dauphiné avait achevé sa ser→→ rure que l'on dit fort belle, et la clef de cette serrure plus belle encore; l'autre avait passé tout son temps à faire des outils qui étaient, dit-on, des petits chefs-d'œuvre, mais sa serrure n'était pas seulement commencée; il eut perdu et sa Société perdit avec lui. Le Lyonnais fut accusé par ses co-associés de s'être vendu, de les avoir trahis. Il partit de Marseille, et depuis on ne l'a plus revu; il s'est caché à tous les yeux, on ne sait ce qu'il est devenu. Ce concours engendra des batailles comme d'habitude.

En 1803, à Montpellier, les menuisiers des deux partis se provoquèrent; il fallut concourir, chaque parti commença une chaire à prêcher; mais les travaux n'étaient pas encore terminés que des contestations s'élevèrent; on se battit,

puis, des deux côtés on chanta victoire, et la conclusion ne fut pas claire; demandez aux Dévorants qui a gagné, ils répondront c'est nous. Adressez la même question aux Gavots, ils répondront encore: c'est nous. Il faut cependant rendre justice aux travailleurs; j'ai vu la chaire des Gavots, et on ne peut en disconvenir, c'est un ouvrage remarquable; je n'ai pas vu celle des Dévorants, mais je suis persuadé qu'elle est fort belle aussi. Les jeunes concurrents, de part et d'autre, avaient un bien grand mérite. Quel malheur que ces concours n'aient jamais pour résultats que bouleversements et frais énormes : c'est pour cela aussi que je n'en suis point partisan, quoique je reconnaisse la puissance de l'émulation et de la gloire.

BATAILLES ET ASSASSINATS.

Les Compagnons se battent encore de nos jours, mais autrefois leurs batailles étaient bien plus fréquentes et plus sanglantes. Il paraît que vers l'année 1730 il y eut dans la plaine de La Crau, entre Arles et Salon, une affaire importante: les Compagnons de Salomon d'une part, et ceux de Jacques et de Soubise de l'autre, s'étant provoqués, se donnèrent rendezvous dans la plaine pierreuse et immense que je viens de nommer. Les tailleurs de pierre, les menuisiers, les serruriers des deux partis, et des volontaires de beaucoup d'autres corps d'états, partirent par troupe de Marseille, d'Avignon, de Montpellier, de Nimes, et arrivèrent au jour convenu sur le lieu désigné; ils étaient

armés de compas, de bâtons et d'armes à feu; la mêlée fut longue et terrible, le sang coula à flots, et grand nombre de cadavres restèrent sur place ce fut avec beaucoup de peine que les troupes appelées sur la place parvinrent à rétablir l'ordre.

Après cette bataille, comme d'usage, chaque parti dût s'attribuer le succès; on a conservé ce refrain d'une chanson qui a dû être faite dans un temps assez reculé :

Vivent les Gavots,

Au compas à l'équerre;
Vivent les Gavots

Dans la plaine dé La Crau

Ils se sont toujours signalés avec zèle.
Avec zèle,

Vivent les Gavots, etc.

En 1816, une affaire très-sérieuse eut lieu dans le Languedoc, entre Vergère et Muse, deux petits hameaux peu éloignés de Lunel. Les tailleurs de pierre des deux fondateurs faisaient là de grands travaux de construction: la concurrence, la jalousie les excita les uns contre les autres, un rendez-vous fut assigné, chaque parti appela ses alliés; on s'y rendit de vingt lieues à la ronde. Le combat s'engagea et fut conduit avec un certain ordre, il dura longtemps. Il paraît que Sans-Façon, de Grenoble, Compagnon Étranger, sorti depuis peu de lá garde impériale, était armé d'une fourche et en

1 On a vu des Compagnons, surtout des tailleurs de pierre, posseder une fourche à deux dents longues de six pouces, et bien effilées, que dans des moments de danger ils attachaient au moyen d'une vis au bout d'un long baton. C'est avec cet instrument qu'ils frappaient sans menagement les fleauts n'étaient pas inconnus non plus.

menaçait, parmi les siens, quiconque faisait mine de reculer. On n'avait demandé que les hommes de bonne volonté; mais il fallait, une fois engagé dans le combat, montrer de la bravoure. Ce jour fut le dernier de beaucoup de Compagnons; voici un couplet d'une longue chanson qui se rapporte à cette rude affaire :

Entre Vergère et Muse nos honnêtes Compagnons
Ont fait battre en retraite trois fois ces chiens capons;
A coup de cannes et de compas
Nous détruirons ces scélérats.

Nos Compagnons sont bons là ;
Fonçons sur eux le compas à la main,
Repoussons-les, car ils sont des mutins.

REFRAIN.

Pas de charge en avant,
Repoussons tous ces brigands,
Ces gueux de Dévorants

Qui n'ont pas de bon sang.

Toute la chanson est dans le même goût, et chaque Société, en changeant quelques mots, l'adapte à son usage. Les Dévorants remplacent Chiens capons par Loups capons, et les deux derniers vers du refrain par ceux-ci :

Tous ces faux Compagnons
Fondés par Salomon.

Je ne puis retracer ici toutes les luttes déplorables qui ont ensanglanté notre pays; je me bornerai à rappeler brièvement quelques faits moins anciens.

En 1823, à Bordeaux, un Compagnon serrurier, né dans le Bugey, reçut la nuit, en se retirant pour aller se coucher, le coup de la mort :

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