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IV.

Le traité de 1841.

Il ne paraît pas nécessaire de raconter ici les événements qui ont amené les grandes puissances à signer, en 1844, la convention des Détroits, que l'on désigne maintenant par sa date. L'auteur de ce travail suppose les faits connus: il les rappelle seulement pour les apprécier et en tirer des conséquences.

Le grand, on pourrait presque dire, le seul avantage de cette convention a été de rétablir, dans le moment, l'harmonie européenne, qu'un regrettable malentendu avait compromis en Orient. Au fond, et dans la pensée d'un des signataires au moins, le traité de 1841 n'a été que l'ajournement indéfini d'une liquidation à laquelle personne n'était préparé. On souhaitait vivement la pacification du Levant. C'était là, ce semble, le sentiment général, et surtout celui de l'Autriche, à qui les troubles de Syrie avaient du premier coup fait perdre 32 millions de florins sur les effets publics et les

actions industrielles. Les puissances allemandes ne s'étaient engagées qu'avec répugnance dans la coalition. Toutefois, ayant signé la convention du 15 juillet 1840, et ne pouvant en sortir à bon marché que par le rétablissement immédiat du concert européen, elles s'interposèrent et jouèrent leur rôle naturel dans les affaires d'Orient, le rôle de médiatrices. Elles obtinrent que l'on transigeât. Sur quelles bases? on va le voir.

Tout le monde connaît la définition que M. de Talleyrand a donnée de la parole, et tout le monde. la trouve charmante et détestable. Cependant, quand pour vivre en paix les hommes n'ont plus qu'un moyen, celui de ne pas dire tout à fait ce qu'ils pensent, peut-être n'ont-ils pas tort de l'employer. C'est ce qu'on fit au foreign-office en 1841.

Puisque les puissances ne voulaient tolérer en Turquie ni démembrement, ni déplacement dans le centre de gravitation politique, elles voulaient, par conséquent: 1° l'intégrité du territoire; 2° l'indépendance du sultan. Mais il était impossible de formuler ces deux principes dans la convention à intervenir. Cela eût été désobligeant pour Sa Hautesse cosignataire et, en outre, contradictoire. Une indépendance qui reposerait sur un traité à six, serait cinq fois dépendante, c'est-à-dire n'existerait

pas. D'un autre côté, la conservation intégrale du territoire, si elle avait été stipulée, excluait encore l'indépendance; car un souverain indépendant doit conserver le droit de pouvoir proposer un démembrement ou un échange territorial, ou la cession d'une portion de sa souveraineté sur une portion de ses sujets, etc., etc. Enfin une raison, tirée de la situation même, s'opposait à ce qu'on formulât le principe de l'intégrité : c'est qu'il aurait soulevé la question de l'Algérie et fait surgir de nouvelles et insurmontables difficultés. Comment réussit-on à éviter tous ces écueils? Le voici.

On exhuma une vieille pratique de la Porte, qui consiste à interdire aux vaisseaux de

guerre étrangers, même en temps de paix, le passage des Dardanelles et du Bosphore. Cette mesure de défiance, assez naturelle de la part d'un peuple dont la bonne foi proverbiale n'a pas toujours été payée de retour, fut transformée en règle de l'empire, d'une application générale et permanente, comme dit le protocole, et l'on en fit la lettre du traité de 1841. Sa Hautesse s'engageait à maintenir cette règle; les cinq puissances cosignataires, à la respecter1.

Pour la Prusse et l'Autriche, cela était facile,

4. Voir à la fin du volume, p. 145.

puisqu'elles n'ont que peu ou point de flotte à envoyer aux Dardanelles. En ce qui concerne les trois autres puissances, les conséquences immédiates de la convention étaient différentes et respectivement fort inégales. L'interdiction du passage des détroits, qui protégeait exclusivement la Sublime Porte et ses provinces maritimes de l'Euxin quand elle était maîtresse de tout le littoral, dans le fait, en 1841, protégeait non seulement Constantinople, mais encore la Russie, et livrait indirectement au tzar la pleine possession de la mer Noire.

Quoi qu'il en soit, cette transaction parut acceptable. On crut avoir sauvegardé l'empire, en couvrant la capitale du côté de la mer. Chacun pensa, ou voulut croire, qu'il avait obtenu de son compétiteur l'engagement de respecter la Turquie en respectant ses détroits. La convention fut signée et la paix rétablie. C'était là ce qu'on voulait. Mais il importe de noter que la conservation intégrale du territoire ottoman, dans l'avenir, ne résultait en aucune façon de la lettre du traité. Sa Hautesse, sans cesser d'y rester fidèle, pouvait se laisser prendre une province, et une puissance signataire la lui ravir, sans violer non plus la règle maritime des Dardanelles et du Bosphore. La Russie pourrait même arriver par terre à Constantinople, et faire

disparaître l'empire ottoman de la surface du globe, sans que le traité des Détroits ait reçu la moindre atteinte. Remarquons, en outre, que les cinq puissances cosignataires, en promettant d'observer la règle des Détroits, ne s'engageaient nullement à la faire respecter. Et qui d'ailleurs irait attaquer l'empire turc par le seul endroit où il est invulnérable, tandis qu'il est à découvert de tous les autres côtés? Ainsi, pour le sultan, l'obligation de maintenir une règle qu'il observait de lui-même ; pour les puissances chrétiennes, l'obligation de s'abstenir de ce qu'elles n'avaient pas intérêt de faire : voilà, sur quelles bases insignifiantes les plénipotentiaires de 1841 ont réussi à rétablir la paix compromise. Elle a duré pendant treize années cette paix si fragile. Rendons grâce à la diplomatie, puisque, avec si peu de chose, elle procure de si grands bienfaits.

Ces observations font voir clairement, si je ne m'abuse, que le traité de 1844 n'impose à aucune puissance cosignataire l'obligation stricte de voler au secours de l'empire ottoman quand il est attaqué. Si la France et l'Angleterre le font aujourd'hui, c'est qu'elles le jugent bon pour l'Europe et pour elles; ce n'est pas qu'elles soient tenues de le faire. En un mot, elles usent d'un droit; elles n'accomplissent pas un devoir. Si elles s'opposent juste

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