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l'Autriche ne serait plus qu'un royaume, on ne s'opposerait point à ce qu'il prît, en Turquie, ce qu'il appelle le rôle d'un simple dépositaire. Il se trompait. La reconnaissance chez un souverain ne saurait dominer la raison d'État. Les services rendus, l'alliance ancienne, la communauté des principes, peuvent ajouter à toutes les raisons plus fortes qui commandent à l'Autriche une attitude provisoirement neutre et modérée à son égard. Elle reste libre toutefois d'en changer quand les circonstances le commanderont; et si la politique du tzar portait définitivement atteinte à l'équilibre territorial de l'Europe, ou directement préjudice aux intérêts particuliers de l'Autriche, le jeune empereur se souviendrait de ces vers du grand Corneille :

Vous lui devez beaucoup.

Mais la reconnoissance et l'hospitalité
Sur les âmes des rois n'ont qu'un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encore plus qu'à personne.

S'il est juste d'ailleurs que tout se considère,
Que hasardoit Pompée en servant votre père?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.

VI.

Les réfugiés, le Monténégro et le protectorat des Grecs.

La question des réfugiés, l'affaire du Monténégro et la guerre actuelle sont les trois anneaux d'une même chaîne. Les difficultés relatives aux sanctuaires de Jérusalem, bientôt aplanies par l'extrême modération du gouvernement français, n'ont été qu'un prétexte, ajouté à tous les prétextes déjà mis en avant par le tzar Nicolas, pour intervenir dans les affaires de la Turquie. L'Autriche que son intérêt particulier avait d'abord fait marcher dans le même sens que la Russie a reconnu, depuis l'ambassade de M. le prince Menzikoff, combien il importait qu'elle s'arrêtât dans la voie où elle s'était engagée. Toutefois, en brisant avec la Russie, on sent bien qu'elle ne peut prendre, vis-àvis de son ancienne alliée, une attitude aussi énergique que la France et l'Angleterre. La conformité de ses actes précédents, et, si j'osais le dire, sa complicité involontaire avec la Russie, lui imposent le devoir d'employer, aussi longtemps que cela sera possible, les moyens purement diplo

matiques pour ramener le tzar Nicolas dans la ligne du devoir, c'est-à-dire de l'ordre européen. Cette considération, toute de prudence et de tempérament politique, est la première, sinon la plus importante, de celles qui dictent à l'Autriche, dans les conjectures présentes, son rôle de neutralité armée et de médiation. Qu'il me soit permis de justifier ceci par l'examen des faits, de leur nature et de leur enchaînement.

On sait de quelle déroute a été suivie la surprenante victoire de 1848. Les hommes que la langueur ou l'incapacité des princes avaient laissé pénétrer, l'arme au bras et par effraction, dans le gouvernement, furent bientôt victimes du mouvement désordonné qu'ils avaient imprimé à la société et réduits à battre en retraite devant une grande et terrible réaction. Tout ce qui put échapper à la rigueur des pouvoirs restaurés, se réfugia en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Turquie, comme dans quatre asiles. Les chefs retrouvèrent leurs soldats; les soldats reconnurent leurs chefs, et, comme la révolution n'abdique pas, les comités s'organisèrent, les forces furent comptées, les moyens pris pour les accroître. Le gouvernement de l'Europe fut constitué in partibus. Ce gouvernement eut sa centralisation, son budget, se li

vra aux opérations financières les plus raffinées, émit des actions, décréta des emprunts, et, chose singulière, trouva des prêteurs. La facilité des communications, les canaux multipliés du commerce, les journaux, la correspondance particulière permirent de renouer le lien des sociétés secrètes et de reprendre en grand cette pratique de l'opposition, plus facile que celle du pouvoir.

Le gouvernement anglais toléra que Londres fût la capitale de cette Europe utopique. C'était de sa part, on en conviendra, pratiquer les devoirs de l'hospitalité un peu mieux peut-être que ceux de la paix internationale.

L'antiquité, qui n'a point poussé si avant que les modernes dans les distinctions, confondait volontiers le condamné politique et le condamné ordinaire. On se faisait alors de l'État une idée fort simple, et s'il était attaqué, peu importait que ce fût dans son code civil, criminel ou politique. D'ailleurs les troubles des républiques anciennes ayant presque toujours pour cause les rapports de

1. Comment la liberté sortirait-elle des révolutions? Les hommes qu'elles font arriver au pouvoir ne sont familiarisés qu'avec les pratiques occultes et despotiques des sociétés secrètes, où le dogme de l'obéissance passive est bien autrement en vigueur que dans les armées; où l'on obéit même à des chefs inconnus et invisibles.

créanciers à débiteurs, pour but immédiat la remise des créances sans payement et le partage des biens, l'assimilation était assez naturelle. On convient qu'elle serait aujourd'hui fort déplacée. Les peines sont différentes, les procédures le sont aussi. On estime, en quelque façon, l'homme qui risque sa tête dans les luttes politiques, mais on trouve aussi qu'il est très-dangereux, parce qu'il est difficile de l'atteindre; parce qu'il travaille, sans le vouloir, au renversement général de la société, qu'un malfaiteur vulgaire ne trouble que sur un point; parce qu'il excite les sympathies; parce qu'une bonne police répare et prévient facilement les délits, tandis qu'il faut des années pour fermer les plaies d'une révolution.

Cela posé, est-il conforme à l'ordre européen, que des États encouragent des étrangers bannis à se réunir dans un autre but que celui de se soutenir mutuellement et de penser tout haut à la patrie absente? Est-il convenable qu'ils leur permettent, quand cette patrie est là tout près, à quelques heures de distance, à la frontière, de se concerter en vue de certaines éventualités, de s'enrégimenter, d'imprimer des manifestes, de prononcer des discours, de publier des journaux, de s'approvisionner en fusils, poudres, deniers, proclamations et

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