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point de départ d'une politique nouvelle, d'où dépendra peut-être l'avenir de l'Europe. L'Autriche reprit vis-à-vis de la Turquie une attitude sinon amicale, du moins sans caractère d'hostilité.

La Russie, qui avait secondé l'Autriche dans l'affaire des réfugiés et qui s'était préparée à l'appuyer dans celle du Monténégro, espérait sans doute que le conflit ne se terminerait point de cette façon. Elle avait pris ses mesures pour que l'Autriche marchât la première à l'assaut de l'empire délabré des Osmanlis, et l'Autriche, en effet, pensant agir isolément et ne servir que ses propres intérêts, allait lui ouvrir les voies. L'Autriche s'était laissé entraîner vis-à-vis de la Turquie à des actes comminatoires d'une nature analogue à celle des actes qui motivent aujourd'hui la guerre contre la Russie. Elle avait menacé une province, envoyé un ambassadeur qui, au costume près, ressemble d'un manière frappante à M. le prince Menzikoff. Mais ces actes, il faut le dire, d'une portée moins alarmante de la part de l'Autriche, à qui l'on ne prête pas les mêmes vues qu'à la Russie sur Constantinople, et qui d'ailleurs n'eurent pas le temps de se consommer, n'excitèrent point chez le Grand Seigneur et en Occident les mêmes susceptibilités. Ils n'ont pas eu les mêmes conséquences, et voilà

comment le tzar, qui croyait avoir lié la cause de l'Autriche à la sienne par des liens indissolubles, s'est vu tout à coup isolé dans son action.

Au moment où l'Autriche satisfaite a reconnu que la Russie ménageait et couvait des desseins personnels, elle a pu reconnaître aussi combien était dangereuse la voie où elle s'était engagée, et regretter un succès qui fit tout espérer à Pétersbourg et tout oser à Constantinople. Elle a pu aussi se joindre aux puissances occidentales pour chercher à ramener la Russie par les moyens diplomatiques; mais peut-elle, par un brusque revirement, mettre l'épée à la main, réprimer des actes qu'elle a préparés dans une certaine mesure, et défendre la Turquie contre des coups qu'elle vient elle-même de lui porter? Nous ne croyons pas qu'elle le fasse. Les gouvernements comme les hommes obéissent à des mobiles divers, observent des ménagements, et, si j'ose dire, pèsent les souvenirs. En Autriche, surtout, le souvenir est une religion politique, et il n'est point présumable que cette puissance se décide, à moins d'une absolue nécessité, à faire entrer ses soldats en ligne avec les réfugiés de Hongrie qui commandent l'armée turque, contre les Russes qui l'ont sauvée des Hongrois, et dont elle aurait sans doute, je ne dis pas demandé, mais

accepté le concours, le cas échéant, contre les Turcs. Voilà un des éléments, l'élément historique, de cette situation d'où dérive la neutralité. Je passe à d'autres considérations.

VII.

Sinope et Navarin.

J'entends répéter sans cesse qu'il n'y a plus au XIXe siècle d'autre politique que celle des intérêts. C'est une erreur. Les gouvernements auront toujours, comme les individus, une mémoire pour se souvenir et une conscience pour se guider.

Deux événements funestes dominent la question d'Orient, parce qu'ils affectent, par delà les intérêts matériels de la France et de l'Angleterre, ce qu'il y a de plus noble et heureusement de plus vivace dans le cœur des hommes : le sentiment de l'honneur blessé et celui du remords. Les Français et les Anglais, offensés à Sinope, vont payer aujourd'hui à la nation turque la dette de Na

varin.

Dociles à l'opinion publique, qu'ils doivent di

riger et non pas suivre, entraînés par des poëtes et des archéologues, les gouvernements de 1827 ont, par la plus déplorable inconséquence, affaibli ce qu'ils avaient intérêt à fortifier. Ils ont encouragé l'insurrection grecque, bien qu'ils fussent en paix avec la Porte; ils ont démembré cet empire dont ils reconnaissent maintenant que l'indépendance et l'intégrité sont essentielles à l'ordre européen. Par enthousiasme pour des populations qui ont eu la peine de naître sur l'ancien territoire de Sparte et d'Athènes, ils ont, avec une impardonnable naïveté, secondé les vues de la Russie et commis tranquillement le plus grand forfait de notre siè cle; ils ont anéanti, pendant les négociations, avec des forces infiniment supérieures, par incendie, sans combat, la flotte turque et la flotte égyptienne, embossées dans la rade de Navarin. Un duc de Clarence, alors grand amiral, depuis roi d'Angleterre, avait dit à l'amiral Codrington, bien que les négociations fussent entamées Allez toujours et tombez sur eux. Une telle parole, qui n'aurait jamais dû sortir de la bouche d'un prince civilisé, porta ses fruits.

« Un coup de feu de hasard ou prémédité, parti on ne sait de quel bord, au milieu de cette confusion de cinq escadres dans une même rade, donne

le prétexte ou le signal de l'engagement. L'amiral anglais commande par droit de l'âge: sûr du concours de ses deux collègues, il foudroie le premier la flotte ottomane; l'amiral de Rigny et l'amiral Heyden ouvrent leur feu sur les vaisseaux encore muets qui sont devant eux. Une explosion continue écrase et démolit un à un les bâtiments turcs sous les bordées des trois escadres. Immobiles à l'ancre, pressés les uns sur les autres, se communiquant bord à bord l'incendie dont ils sont dévorés, les Égyptiens et les Turcs répondent avec l'intrépidité du fatalisme au feu des chrétiens. Leurs batteries éteintes par les vagues où ils sombrent tirent jusqu'au dernier canon qui surnage dans leurs sabords leurs vaisseaux en éclatant sous l'explosion des soutes couvrent le ciel de leur fumée, la rade de leurs débris; les cordages coupés par les boulets ou brûlés par les flammes laissent dériver sur les récifs les coques fumantes de leurs navires. En deux heures, huit mille de leurs marins ont jonché les ponts ou les flots de leurs cadavres, à peine quelques centaines d'hommes blessés par les batteries des forts attestent sur les escadres européennes les convulsions de l'agonie de la flotte ottomane. La fumée en se dissipant ne découvre que les restes embrasés de quatre-vingt-dix bâtiments de guerre,

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