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En face d'une situation pareille, que faire ? Poursuivre et punir: ce n'est pas facile, la police ne se fait point ou se fait mal; la justice se vend, les lois sont insuffisantes, et il est dangereux de les changer. On est presque toujours impuissant à saisir les coupables, et lorsqu'on les a saisis on ne peut arriver à des preuves; il en résulte que dans l'état actuel des choses la sévérité des supplices infligés au petit nombre de criminels qu'on peut atteindre est le seul frein possible du crime, et la torture, c'est-à-dire la bastonnade, est le seul moyen d'information dont on puisse disposer une meilleure police et de plus sages lois auraient un effet plus utile et seraient plus conformes à la raison et à la justice; mais tout s'enchaîne dans la barbarie; il faut en accepter toutes les conséquences ou la détruire et bâtir de nos mains un édifice meilleur.

CHAPITRE VIII.

LA RÉSISTANCE.

LA VIEILLE TURQUIE; LES DERVICHES; LES FAUX MUSULMANS; L'ANARCHIE; LA TRAHISON,

J'ai montré ce qu'étaient les populations musulmanes, ou soumises aux musulmans. J'ai parlé plus haut de l'oppression qui pesait sur elles; il me reste à faire voir ce qu'elles sont vis-à-vis de leur gouvernement, de quelle manière elles se soustraient ou résistent à l'oppression.

Les Turcs n'ont pas toujours été soumis au despotisme qui pèse aujourd'hui sur eux. Aux premiers temps de leur histoire ils s'assemblaient autour de leurs chefs pour discuter les affaires publiques; il n'y avait là rien de plus et rien de moins que ce que l'on trouve chez tous les peuples primitifs et peu nom

breux. Les progrès de la nation et l'accroissement du nombre de ses citoyens devaient amener dans un petit nombre de mains le contrôle des actes du pouvoir, le peuple assez docile plutôt guerrier que discuteur, s'y prêta facilement. La conquête avait permis de former une noblesse par la distribution de fiefs et de bénéfices; mais cette noblesse vassale ne représentait que le prince, et d'ailleurs dans un état musulman c'était au nom de la loi musulmane seule que les actes du souverain pouvaient être jugés. Ce fut donc aux eulémas et surtout au grand mufti qu'incomba cette mission. On doit dire qu'ils s'en acquittèrent habituellement d'une manière conforme au Coran et favorable aux intérêts publics; la constitution d'une armée régulière et permanente, trop permanente même, car elle se régissait et se recrutait elle-même; les progrès, dans cette armée, d'un esprit d'examen et de discussion, s'appliquant même aux choses religieuses, créèrent comme un contre-poids à l'influence des eulémás : il y eut alors dans l'État comme trois pouvoirs, le prince, la justice et l'armée. Le prince voulait absorber les deux autres, et dirigé tantôt par les instincts d'une politique ambitieuse, tantôt par ses velléités et ses caprices, devait les réunir contre lui et se les rendre redoutables. La justice, c'est-à-dire les eulémas, ayant partout des ramifications, pouvant entraîner le peuple au nom du prophète, plus instruits d'ailleurs et plus éclairés

que le prince ou les soldats, ne pouvaient souffrir ni les caprices de l'un, ni les turbulences des autres. L'armée enfin plus forte que le prince et pleine de mépris pour les légistes, sympathique à la populace et appuyée par les derviches, sentait en elle la puissance du sabre et celle de la superstition; elle devait combattre toujours les princes qui la voulaient obéissante, et les eulémas qui la voulaient muette.

Toute l'histoire des Ottomans n'est autre chose que la longue querelle de ces trois puissances, leurs intrigues, leurs alliances, leurs luttes; les janissaires presque toujours alliés aux eulémas contre le prince, le renversaient et en choisissaient un autre dont ils recevaient le donativum; bientôt il leur fallait encore un nouveau prince afin de toucher une gratification nouvelle, et l'empire se débattait entre des coups d'État impuissants, des fetwas méprisés et des insurrections victorieuses.

La populace, habituellement alliée aux janissaires, les bourgeois plus favorables aux eulémas, discutaient dans les cafés et sur les places publiques les affaires de l'État, et prenaient les armes pour remplacer une tyrannie par une autre, l'anarchie par l'oppression, ou l'oppression par l'anarchie.

La capitale était le seul théâtre de tous ces désordres, le reste de l'empire en retentissait; mais il ne pouvait en prendre sa part, et subissait ce que la capitale avait voulu. Cependant les eulémas n'avaient

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