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CHAPITRE X.

LES ARTIFICES DE LA TURQUIE.

L'ADMINISTRATION; LA JUSTICE; IDÉE DE L'EUROPE.

Si l'on ne jette sur la Turquie et les autres États musulmans qu'un coup d'œil superficiel et rapide, on y verra des princes pleins d'égards et de complaisances pour l'Europe, des ministres qu'on dit Français, Anglais ou Russes, jamais patriotes, dont les efforts constants semblent avoir pour but d'être agréables aux puissances qui les protégent, même au grand détriment de l'État et de ses populations; si toutefois l'on regarde avec plus d'attention, si l'on cherche à se rendre un compte plus exact de ce qui se passe, on reconnaît bientôt qu'à défaut de patriotisme, ces gentlemen de l'espèce de Nena-Sahib sont animés contre l'Europe d'une extrême mal

veillance; que s'ils intriguent auprès de nous de mille façons pour conserver ou conquérir le pouvoir, ils ne nous en servent pas mieux; que toute leur politique consiste à opposer à nos prétentions des prétentions rivales; à accorder aujourd'hui à une puissance tout ce qu'elle demande, pour le lui retirer demain sur la demande d'une autre puissance; à persuader séparément, à l'une et à l'autre, que le gouvernement leur est favorable; à parler mal de l'Angleterre aux Russes et de la Russie aux Anglais ; à donner patemment les ordres qu'on réclame, et à en faire passer secrètement d'autres qui annulent les premiers; à se rejeter, quand des réclamations se produisent, sur l'infidélité des agents que l'on punit si les réclamations sont trop vives, et auxquels on donne le lendemain un emploi plus élevé ; à faire durer si longtemps toutes les affaires et à les hérisser de tant de complications, que le dégoût et la fatigue les ensevelissent dans l'oubli. Cette politique est celle de la faiblesse, oui, mais elle est aussi celle de la mauvaise foi, et ne fût-elle que celle de la faiblesse, ses résultats prouveraient encore qu'il n'est pas bon qu'il existe des États trop faibles.

Le récit de ce qui s'est passé à Jérusalem avant la guerre d'Orient, dévoilerait des friponneries dont on n'a pas l'idée en Europe: en présence d'un ambassadeur, des ordres sont donnés à Constantinople à un cmployé que le gouvernement envoie à Jérusalem ; à

Jérusalem, le consul réclame l'exécution des ordres que son ambassadeur lui a communiqués; l'employé jure n'avoir point reçu d'ordres, et une correspondance interminable s'engage à ce sujet. Les élections de Moldavie nous ont présenté un spectacle pareil, et la presse de toute l'Europe a fait connaître la folie et la déloyauté d'un gouvernement qui espérait nous abuser jusqu'au dernier moment et nous surprendre à force d'impudence.

A Antioche un religieux est assassiné par un Turc; un consul exige et obtient après de grandes difficultés l'arrestation de l'assassin; les témoins sont nombreux, mais en entrant dans le tribunal du gouverneur, ils voient ce personnage assis à côté du coupable, et causant amicalement avec lui; aucun n'ose témoigner, et l'accusé est déclaré innocent. Cependant le consul s'entête, et après de longs efforts, après un voyage à Constantinople, grâce à une grande habileté et à une grande énergie, il arrive à faire condamner l'assassin à la détention dans une forteresse. Le gouvernement a toutefois soin de répandre le bruit qu'il n'est condamné que pour ses concussions.

Un Européen est insulté par un Turc et va se plaindre: «C'est horrible! c'est affreux ! qu'on jette le coupable en prison ! » L'Européen, fort satisfait, se retire, le Turc est mis en liberté à l'instant même. Si, prévoyant ce résultat, l'Européen demande à ce que le Turc reçoive quelques coups de bâton :

pas

« Comment! s'écrie-t-on, votre cœur ne se révoltet-il à une telle idée? Au moins ne prétendezvous pas qu'il meure sous les coups? » On lui en donnera cinq ou six, encore sera-ce sur la pièce de bois ou l'on a attaché ses pieds. Quelquefois la police change le coupable, il se trouve que c'est un aveugle où un muet; de nombreux témoins ont vu l'Européen le maltraiter, mais par faveur on laissera tomber l'affaire.- Un Européen se plaint d'avoir été accablé d'injures; mais comprend-il bien la langue du pays? on l'a appelé chrétien! c'est un titre dont il doit s'honorer; on l'a appelé giaour! mais cela veut dire guèbre, adorateur du feu, et ne peut s'appliquer à lui. Ceci me rappelle un agent européen, homme d'esprit, que la populace poursuivait des clameurs les plus injurieuses. « Qu'est cela? » dit quelqu'un qui l'accompagnait : « Ce n'est rien, répondit-il, ces gens se réjouissent parce que j'ai fait diminuer le prix du pain. » Les consuls aiment peu et avec raison à se mêler de ces affaires, parce qu'ils savent combien il est difficile de triompher de l'inertie et des mensonges des Turcs.

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Il n'y a, on peut le dire, en Orient, qu'une seule manière d'obtenir justice, c'est de se la rendre à soimême toutes les fois qu'on le peut; le moyen est primitif, la loi de Lynch serait à ce prix un progrès désirable, mais une société sans police et sans juges n'en comporte pas d'autres. Il est bien à désirer que

l'Europe le comprenne, et que faisant elle-même la police de ces tristes contrées, elle y assure enfin la sécurité des siens. Elle remplira ainsi les généreuses intentions du sultan, qui, dans l'état actuel des choses, ne sont qu'une mystification de plus.

On me dira que beaucoup de crimes sont commis par des sujets européens, Napolitains, Maltais, Dalmates, Ioniens, etc.; je le sais, mais c'est une preuve de plus de la nécessité d'une police et de tribunaux européens, c'est-à-dire sérieux, dont tout le monde soit justiciable.

Le gouvernement turc a recours à mille artifices pour prolonger l'illusion de ses peuples. Le sultan, toujours victorieux, est le partageur des couronnes, le maître de l'univers; c'est lui qui châtie et récompense les princes; il règne par droit de naissance et de mérite; enfin, il est l'ombre de Dieu sur la terre. Oui, véritablement une ombre!

Les Orientaux se représentent l'Europe comme partagée entre quelques krals ou roitelets tributaires de leur padischah, qui les nomme ou les dépose; il envoie quelqu'un de ses esclaves régner sur la France, l'Angleterre ou la Russie. En 1828, un célèbre poëte turc voulait faire tenir au sultan Mahmoud une ode en faveur de la paix. Il la remit au chef des eunu– ques noirs, l'un des grands dignitaires de l'empire; celui-ci lut les vers, et les rendant à leur auteur: « Il ne faut point remettre cela, lui dit-il, le sultan

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