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mélangea tellement cette race, qu'il est difficile d'en retrouver aujourd'hui le type ailleurs que dans quelques cantons retirés de l'Anatolie; mais si le sang turc est devenu rare, l'esprit turc est resté le maître, et depuis des siècles il courbe dans la barbarie des peuples nés pour la civilisation.

La Turquie grandit par la guerre, non par les conseils. Dès le XIVe siècle de notre ère, les Turcs possédaient une armée permanente, et l'esprit militaire était soutenu chez eux par l'exemple constant des souverains; généraux d'une armée plutôt que chefs d'un empire, ils marchaient à la tète de leurs troupes, partageant la misère et les fatigues des camps; leurs enfants les suivaient. On voyait alors, comme dit Racine, le fils du sultan

courir dans les combats
Entraînant après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.

Cette sage politique, ou plutôt cette noble habitude, la simplicité et la force des mœurs militaires, firent tous les triomphes des Turcs; une administration barbare, mais équitable, l'absence de cet orgueil féroce qu'ils ont montré depuis, suffisait à maintenir les provinces conquises. Chaque jour ils gagnaient du terrain; enfin sous Mohammed el Fatih, ils s'emparèrent de Constantinople; ils touchaient

alors à leur apogée. L'empire devait grandir encore; mais le germe d'où devait naître sa ruine, caché à Constantinople derrière les murailles du palais, se développait rapidement. Avant la prise de Constantinople, les Turcs avaient commandé à des Grecs, et s'étaient souvent aidés de leurs conseils; mais ces Grecs, gens des campagnes pour la plupart, étaient des Grecs antiques, des paysans, des marins, des trafiquants, sur l'àme desquels le Bas-Empire n'avait pas empreint le stigmate de toutes ses hontes. C'est dans sa capitale seulement que le Bas-Empire, devenu la proie des Turcs, s'infiltra comme un poison dans les veines de leurs princes, de leurs ministres, de leurs soldats. Les soldats trouvèrent dans toutes les rues toutes les tentations, et dans toutes les tavernes apprirent tous les vices. De là cette décadence de l'esprit militaire, de là, plus tard, cette turbulence de la soldatesque, qui ne devient turbulente que lorsqu'elle est devenue lâche et paresseuse.

Les palais somptueux, les grands revenus, les traditions de luxe et de débauche des derniers Césars, changèrent de même avec le temps l'esprit et le caractère des princes.

Les vils courtisans des empereurs, Grecs dégénérés que la Grèce libre renie de nos jours, bien qu'ils soient les plus actifs instruments de la perte de la Turquie, ces soi-disant nobles qu'on a appelés les fanariotes, firent accepter aux Turcs leur flatterie éhontée,

leur politique astucieuse; le mensonge et la trahison furent leur sauvegarde et la source de leur fortune. Quelques Grecs du Fanar embrassèrent l'islamisme et arrivèrent aux plus hauts emplois de l'État ; la plupart restèrent chrétiens, et avec des titres plus humbles, sous des dehors plus serviles, n'exercèrent pas une moindre influence sur les destinées de l'empire.

Cet empire jeta encore de vives lueurs, surtout sous les règnes de Soliman le législateur, qui fit mettre en ordre le Code embrouillé de l'islam, et de Sélim le féroce qui s'empara de l'Égypte; et ayant reçu les clefs du temple de la Mecque, put léguer à ses descendants le titre de vicaire du Prophète et de protecteur des deux villes saintes.

La décadence commença avec Sélim II, à l'époque de la bataille de Lépante, en 1571; elle sembla s'arrêter de Mourad IV à Mustapha III, c'est-à-dire de 1623 à 1757; elle s'est accélérée depuis.

Peu à peu les sultans désapprirent la route des camps, les délices du harem les enchaînaient à Constantinople; le peuple et les soldats, qui ne connaissaient plus de leur maître que le nom et la tyrannie, le livrèrent sans défense aux intrigues et aux conspirations de palais. Des impôts excessifs destinés à soutenir une prodigalité effrénée, les fautes et les crimes des favoris, armèrent souvent les janissaires et la multitude; la politique des princes fut dès lors de ne point laisser de drapeau à la rébellion et de garder

comme otages les héritiers du trône. Les enfants måles du sultan et de ses concubines furent égorgés dès le berceau; bientôt on les laissa périr à l'instant mème de leur naissance. Sous Mohammed II, les docteurs de l'islamisme osèrent sanctionner de tels crimes! Mohammed III fit étrangler ses dix-neuf frères; la mort atteignit les princes ottomans jusqu'en Perse et jusqu'en Italie. Toutefois, les héritiers probables de l'empire furent plus ordinairement enfermés dans une partie du palais qu'on appela le kafés (la cage), nés et élevés loin du monde, dans l'ombre et dans l'ignorance la plus profonde; ils ne sortaient de leur prison que pour monter sur le trône.

Ahmed II avait quarante ans quand il passa ainsi d'un sépulcre à un trône; il comprit son incapacité : « J'abandonne, dit-il, à Kupruli le soin de gouverner l'État, de peur que mon intervention ne gàte tout le bien que sa sagesse doit opérer. »

Mais Ahmed II était jeune, si on le compare à d'autres qui furent moins modestes, à Soliman II, qui sortit du kafés à quarante-six ans; à Abd-el-Hamid, qui en sortit à quarante-neuf ans; à Moustafa III, qui en sortit à cinquante ans ; à Soliman III, enfin, qui en sortit à cinquante-trois ans. Oui, âgé de cinquante-trois ans, après cinquante-trois ans de prison, n'ayant jamais vu ni un camp, ni une ville, ni une route, il fallait que cet homme présidât aux destinées d'un grand empire. On le voit, Gaspard Hauser

a véritablement existé, il a régné sur la Turquie. Que pouvait être l'éducation de ces malheureux princes? Quand Ibrahim sortit du kafés, où il n'avait passé que vingt-cinq ans, le grand vizir retarda sa présentation au peuple et son sacre, afin qu'il pût apprendre à monter à cheval. Le chef d'un peuple de cavaliers ne pouvait se tenir sur un cheval; comment eût-il guidé ses escadrons à la guerre?

Mais toutes ces précautions étaient vaines, ou plutôt fatales; les scize derniers règnes offrent huit dépositions et quatre meurtres de souverains. Je doute qu'il ait une nation chrétienne dont les annales présentent quelque chose de pareil.

y

A leur sortie du kafés, une fièvre de luxe et de plaisir s'emparait des nouveaux souverains; tantôt ils laissaient le gouvernement de l'État au vizir de leur prédécesseur, tantôt ils le jetaient en pâture au premier venu.

Il n'y a point d'aristocratie réelle dans l'islam; le despotisme, d'ailleurs, repousse tous ceux que leur naissance, leur fortune, leur mérite même rend indépendants et dangereux. Dans un État aussi barbare que la Turquie, les distinctions, basées sur le savoir. n'existent guère, car l'ignorance est à peu près égale pour tous; les magistrats connaissent quelques lois, mais ils ignorent tout comme les autres ce qui dépasse les limites de l'empire ou même celles de la province dans laquelle ils vivent.

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