Images de page
PDF
ePub

trouver de meilleurs chefs? non, ou du moins la chose est si peu probable qu'il fait mieux de s'en tenir à ceux qu'il a.

Environné de flatteurs qui rivalisent entre eux de bassesse et de ruse, le prince se croit un grand homme, son entourage le dit, des apologistes le répètent, et de fort honnêtes gens le croient.

Mais si ce prince est le chef suprême de l'islamisme, s'il est l'ombre de Dieu sur la terre, il est bien près de se croire un dieu lui-même; cette folie des apothéoses romaines, qui après tout n'étaient guère que des canonisations, a été dépassée en Orient. Le khalife Hakem se fit dieu, et douze mille de ses sujets l'adorèrent. Les khalifes actuels ne vont pas si loin; mais plus fiers aux jours de leur faiblesse et de leur humiliation que ne l'étaient leurs aïeux aux jours de leurs triomphes, ils ne daignent point regarder leurs sujets; ils détournent leurs regards d'un chrétien dont ils n'ont point peur et craignent jusqu'à l'attouchement des autres hommes; ils ne permettent à ceux qui veulent leur baiser les pieds, les mains ou le vêtement que le simulacre de cette idolatrie.

On a vu l'ombre de Dieu s'entretenir familièrement avec des ambassadeurs; on l'a vu se montrer dans un bal déguisé, et dans un autre bal plus convenable à son rang; mais ce qu'on ne sait pas, c'est ce que ces démonstrations coûtent à la fierté d'un prince ottoman. Il ira plus loin si l'Europe semble le désirer,

parce qu'il a besoin de flatter l'Europe. Louis XVI a bien souillé son front de ce bonnet rouge emprunté par l'anarchie au bagne; mais le jour où Louis XVI a fait cela pour sauver sa famille, son trône est tombé plus bas que si toute sa famille eût péri.

Le sultan a de bonnes intentions, et pourquoi en aurait-il de mauvaises? Il cherche à s'éclairer, il voudrait améliorer le sort de ses peuples, régénérer son empire, je ne veux pas le mettre en doute; mais cette cour, ces mœurs, ces coutumes, ces lois l'environnent, lui cachent tout, l'arrêtent à chaque pas qu'il voudrait faire; c'est une prison qui sera sa tombe. L'Orient peut avoir des princes honnêtes, il peut même en avoir d'éclairés, il peut même en avoir qui soient de grands hommes; mais tout cela ne saurait le sauver. Pierre I" a fondé son empire avec un peuple neuf, Napoléon a fondé le sien avec un peuple renouvelé. Héraclius n'a pas sauvé le Bas-Empire.

J'ai dit ce que furent les sultans de la décadence, ou plutôt ce qu'ils devinrent par l'effet de lois exé. crables. J'ai dit ce qu'étaient leurs ministres ; il me reste à parler de la magistrature, des gouverneurs de province, des commis et de l'armée. Quelques changements se sont opérés : je les ferai connaître; mais un seul tableau montrera la Turquie des derniers siècles et la Turquie actuelle, car la Turquie ne change que de masque.

CHAPITRE IV.

L'ADMINISTRATION.

LA MAGISTRATURE; LES COMMIS; LES PACHAS;

CONCUSSIONS ET CRIMES.

Si l'on s'en fiait aux seules apparences, la magistrature serait, dans tout l'empire, ce qu'il y aurait de plus respectable; elle ne manque ni d'instruction spéciale, ni de dignité, ni d'éclat; elle constitue un corps presque aristocratique et en grande partie héréditaire par le fait. Depuis que les possesseurs de fiefs ont disparu, les eulémas, dont le pouvoir a aussi décliné, mais dont le crédit existe toujours et qui se partagent de riches emplois, représentent seuls une tradition et des familles; tout le reste n'est que le jeu de la faveur d'un jour, et ne laisse voir que des individus qu'un caprice fait disparaître.

Malheureusement cette magistrature, qui compte des hommes éminents et de la plus haute vertu, compte encore plus d'intrigants et d'hommes pressés de s'enrichir. Les charges de la magistrature sont vénales et se payent fort cher, soit que la loi le tolère ou quelle s'y oppose, le fait est constant; aussi, dans tout l'empire, la justice est-elle à vendre tout comme au temps où Cervantes, le glorieux prisonnier de Lépante, écrivait : En questo imperio todo se vende y se compra. Le peuple ne connaît point les lois ; les juges ont soin de les rendre obscures; d'ailleurs, l'immense arsenal de la jurisprudence moderne et des décisions des premiers siècles leur offre toujours l'arme dont ils ont besoin.

Deux témoignages établissent un fait; les faux témoins encombrent l'abord des tribunaux; a-t-on payé le juge, il les admet; n'a-t-il rien reçu, il allègue leur mauvaise réputation. Il invoque contre eux les procès en faux témoignage qu'on leur a intentés, et les écarte. Dans une ville de plus de cent mille âmes, le voisin d'un Turc de mes amis établit une cheminée qui gênait celui-ci; mon ami s'adressa au cadi; le cadi reçut 75 francs du voisin, et lui donna raison; mon ami ne se tint pas pour battu, et fit tenir 125 fr. au cadi; ce cadi, mollah très-important, dont la place valait au moins 150,000 francs par an, n'hésita pas à se déranger; il vint examiner l'objet de la contestation, et sa décision fut changée. J'étais présent, et je

« PrécédentContinuer »