Images de page
PDF
ePub

Avant d'aborder l'examen des faits multiples d'où dérive la neutralité, je prie que l'on veuille bien remarquer la confusion actuelle des forces et des idées politiques en Europe. Les considérations qui suivent se rattachent intimement à l'objet de ce travail.

II.

Considérations préliminaires sur l'état actuel des relations internationales en Europe.

Ce n'est point seulement dans le domaine de la politique et de l'administration intérieure des États que les événements des soixante dernières années ont porté le trouble. Les relations internationales ont également subi de funestes altérations. Sous la forme à peu près immuable des procédures diplomatiques, on retrouverait difficilement aujourd'hui, dans la pratique des gouvernements, l'application de ces règles anciennes, dues à la sagesse de nos pères, mûries par le temps et dont l'ensemble, formant pour l'Europe une sorte de droit public non écrit, constituait, par delà les

traités, ce qu'on pourrait appeler les mœurs des cabinets.

La chute des maisons régnantes, les intronisations nouvelles, les restaurations durables ou éphémères; le brusque avénement des classes inférieures à la politique, les changements fréquents et inévitables dans le personnel des États constitutionnels; l'exclusion, la décadence ou la retraite des aristocraties qui se livraient naguère aux affaires publiques; l'invasion des hommes nouveaux, avocats, professeurs ou commerçants, qui apportent dans le maniement du pouvoir les habitudes du barreau, de la chaire ou du comptoir; enfin, la naissance d'intérêts nouveaux, et par-dessus tout l'excessif développement d'une force étrange, la presse quotidienne, ont fait négliger, oublier ou perdre les précieux errements de l'ancien régime. Les vues profondes et suivies ne sont guère possibles sur un terrain aussi mouvant que celui de la politique moderne. Le but changé, les moyens de l'atteindre ont changé aussi; car l'instrument auquel touchent tant de mains s'altère vite, et peu importe d'ailleurs l'arme dont on frappe des adversaires d'un jour, inconnus ou bientôt oubliés.

Ce qu'il y a de plus affligeant dans ce travail

de décomposition, c'est que les dépositaires de la tradition y ont eux-mêmes contribué. Dans leur lutte aveugle et obstinée contre Napoléon, ils ont fait appel à des principes dangereux qui devaient se retourner contre eux-mêmes. Au lieu de voir dans cet homme le régénérateur du principe d'autorité, ils l'ont considéré tantôt comme le représentant de la Révolution, tantôt comme un despote militaire. Ces deux points de vue également faux ont amené des actes contradictoires, et dévoyé, depuis cette époque, le gouvernement des monarchies européennes.

Pour soulever les peuples, les souverains coalisés ont dû semer les germes d'un libéralisme menteur, dont leurs successeurs recueillent maintenant les fruits amers. Tout peuple indépendant, disaient-ils dans la proclamation de Kalisch, est allié des puissances armées. Puisse tout Allemand, prince, noble ou combattant dans les rangs du peuple, accéder au plan de la délivrance commune! La force collective, c'està-dire l'idée de l'État, était méconnue; on revenait à l'individualisme et au régime tumultuaire de ces anciennes forêts de la Germanie où le spirituel président de Montesquieu a imaginé de voir le berceau des libertés publiques. Le cabinet de SaintPétersbourg, dans une proclamation (mai 1815),

publiait que la coalition avait pour but de reconquérir l'indépendance des nations et de lui donner pour bases la justice, la modération et les IDÉES LIBÉRALES, trop longtemps effacées par le despotisme militaire du livre des droits civils et politiques des peuples.

On sait à quoi aboutirent, l'argent de l'Angleterre aidant, toutes ces déclamations. Napoléon fut vaincu, la France envahie, Paris occupé; et c'est dans la capitale de l'esprit et du bon sens que les trois souverains de Russie, de Prusse et d'Autriche signèrent ce pacte fameux, inouï, d'une nature tout à fait nouvelle, d'une tournure presque ridicule, d'une politique nébuleuse, d'un christianisme suspect, la Sainte Alliance.

Dans ce traité, les successeurs de Frédéric, de Joseph et de Catherine prenaient, je ne dirai pas pour base, car cela n'était pas fixe, mais pour ciel de leur politique, car cela était immense et vague, l'idée religieuse.

La religion a besoin d'être définie. Pour les particuliers, c'est une règle morale et la meilleure des règles. Dans ses manifestations extérieures et dans son culte, elle doit être protégée, rétribuée, alimentée, encouragée par l'État. Mais l'État ne saurait la propager au dehors, l'imposer ou la

prendre pour drapeau, sans lui faire courir de grands dangers et sans compromettre en même temps ces principes salutaires de tolérance, les seuls qui puissent, en ce siècle, donner la paix aux hommes de bonne volonté.

Les congrès d'Aix-la-Chapelle (1818), de Carlsbad (1820), de Vienne (1820), de Troppau (1820), de Laybach (1821), au lieu de rendre aux relations internationales leur première et solide assiette d'avant 1789, firent surgir des idées nouvelles et de nouvelles difficultés. La dangereuse théorie des interventions prit naissance.

Les souverains, disait-on à Troppau, exercent un droit incontestable en prenant des mesures communes de sûreté contre les États que le renversement de l'autorité par la révolte met dans une attitude hostile contre tout gouvernement légitime. Cela est bon; mais comme dans le domaine creux des principes de politique générale, toute affirmation appelle forcément une contradiction, l'Angleterre adopta bientôt le principe contraire. Elle produisit, pour son usage personnel, une distinction très-vieille dans les ouvrages des publicistes. Elle sépara les peuples de leurs gouvernements et se fit, comme on dit, l'apôtre de la liberté.

« PrécédentContinuer »