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en gâtant tout, ne peut plus aujourd'hui, ni par la pensée ni par le sentiment, avoir rien de commun avec la nature, avec la simplesse, la loyauté, les autres expressions vénérables, et tout le style mâle, libre et franc de ces siecles de vertu.

Ce seroit peu, si l'on veut, que ce dépérissement de plusieurs biens antiques de la langue françoise, de la langue de Montaigne d'Amyot, et de Sully; cette perte pourroit même se réparer, suivant l'idée d'Horace sur la renaissance des mots, si les écrivains distingués qui nous restent tentoient, par un sage emploi et par des hardiesses heureuses, de ramener les termes anciens que nous avons à regretter; le goût et le génie leur rendroient la fraîcheur, et leur vieillesse même, en rentrant dans le monde, seroit cajolée par le bon air et la mode. Mais une perte plus frappante est celle qu'éprouve dans cette époque même la langue actuelle, cette langue que Fénelon Racine, Despréaux, et nos autres maîtres, nous avoient transmise si noble, si brillante, et si pure. Ce n'est point seulement aux écarts de l'esprit et aux travers du mauvais goût qu'il faut imputer un second

genre

de pertes

et de décadence; mais ( à la honte des mœurs et de la plupart de nos conversations) l'abus que fait du langage la dépravation qui nous gagne retranche de jour en jour à la langue françoise beaucoup de mots et de façons de s'exprimer, dont on ne peut plus se servir impunément; les gens sensés, les gens vertueux seront bientôt réduits à ne pouvoir plus employer des termes du plus grand usage sans se voir arrêtés, interrompus, tournés en dérision par l'abus misérable des mots, les pitoyables équivoques si bêtement ingénieuses, les stupides allusions de ces demiplaisants, de ces bouffons épais qui entendent grossièrement finesse à tout, et dont les plates gentillesses et la triste gaieté s'épanouissent dans la fange. Ainsi donc bientôt les étrangers, qui étudient notre langue dans les auteurs immortels du dernier siecle et dans les écrivains célebres de notre âge, rencontrant dans les conversations un usage des termes bien différent de celui qui leur étoit indiqué par les livres, seront obligés de se faire interpréter les nouvelles significations, de se faire traduire à chaque pas ce qu'ils écoutent, ce que l'on a prétendu dire

sous une expression qu'ils croyoient toute simple, et dont pourtant ils voient tout le monde rire la nécessité d'un commentaire, pour être au ton du jour, leur demandera une étude nouvelle, qui sur la route les fera souvent rougir pour nous; et en apprenant la belle fécondité des termes et leur double signification, ils ne verront que les progrès du mauvais goût et l'empreinte du vice.

Il s'en faut bien, messieurs, que ces pertes réelles de la langue soient compensées par ses modernes acquisitions. De quelles tristes richesses, inconnues il y a peu d'années, et de quelle ridicule bigarrure de noms, ne se trouve-t-elle pas surchargée? ·

Quel étrange idiôme lui est associé par les délires du luxe, et par les variations des fantaisies dans les meubles, les habits, les coëffures, les ragoûts, les voitures! Quelle foule de termes nouveaux - nés depuis l'ottomane jusqu'à la chiffonniere, depuis le frac et la chenille jusqu'au caraco, depuis les baigneuses jusqu'aux iphigénies, depuis le cabriolet et la désobligeante jusqu'au solo et à la dormeuse?

Il ne faut pourtant point être tout-à-fait si difficile: la plupart de ces nouveaux noms,

et de leurs pareils, n'étant que bizarres et plus ou moins plaisants, comme il est des temps où le ridicule est un aliment de premiere nécessité, on doit se résigner à entendre tous ces noms, aussi essentiels à joindre au dictionnaire. que les objets qu'ils énoncent sont essentiels à la félicité publique, objets aussi nécessaires qué les coëffures modernes le sont au bon sens, les voitures angloises au bonheur de l'ame, et la nouvelle cuisine à la bonne santé. Un sentiment même d'humanité réclame tendrement et demande grace pour tous les nouveaux termes: pour les supprimer, il faudroit donc aussi desirer cruellement la suppression des choses intéressantes qu'ils désignent; ce seroit alors attaquer un point sacré, l'état des personnes; ce seroit vouloir anéant ir toute la consistance de tant d'êtres moitié agréables, moitié importants, qui n'existent que par-là, qui n'ont de langage bien décidé que ces termes, de principes que le costume, et dont tout le mérite seroit perdu, toute l'existence anéantie, si cet univers devenoit assez malheureux pour n'avoir plus ni gazes, ni paillettes, ni jolis chevaux, ni dentelles, ni fleurs d'Italie, ni boîte à plu

sieurs ors, ni élégantes, ni merveilleux, ni chenilles.

Je conviens que le mal seroit fort léger si nos acquisitions nouvelles se bornoient à ces noms; ils iroient se ranger dans la classe de tous les mots techniques dont le dépôt litté raire de notre langue n'est point obligé de se charger. Les arts ont presque tous leur dictionnaire particulier; et d'ailleurs, dans ce temps si fécond en dictionnaires sans fin, on peut se flatter d'avoir incessamment le dic tionnaire des modes, grand ouvrage qui manque à notre littérature, et qui sera vraisemblablement un dictionnaire portatif in-seize, pour la plus grande commodité du public; cette entreprise seroit d'autant plus belle, et la spéculation des entrepreneurs lettres d'autant plus sûre, que la matiere de l'ouvrage se renouvelant sans cesse, se variant, se rajeunissant, on pourroit donner un nouveau volume aux souscrivantes et aux souscripteurs, de mois en mois, tant que ce vieux cercle des nouveautés pourra tourner, ainsi que les

têtes.

Tout cela n'est rien peut-être; mais une acquisition plus réellement nuisible à notre

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