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plus qu'à vous dévorer vous-même : vos bizarreries deviennent l'unique ressource de votre ennui et de votre satiété. Ne pouvant plus varier les plaisirs déjà tous épuisés, vous ne sauriez plus trouver de variété que dans les inégalités éternelles de votre humeur, et vous vous en prenez sans cesse à vous du vide que tout ce qui vous environne laisse au dedans de vous-même.

« Et ce n'est pas ici une de ces vaines images que le discours embellit, et où l'on supplée par les ornements à la ressemblance. Approchez des Grands; jetez les yeux vous-même sur une de ces personnes qui ont vieilli dans les passions, et que le long usage des plaisirs a rendues également inhabiles et au vice et à la vertu. Quel nuage éternel sur l'humeur ! quel fonds de chagrin et de caprice! Rien ne plaît parce qu'on ne saurait plus soi-même se plaire: on se venge sur tout ce qui nous environne des chagrins secrets qui nous déchirent; il semble qu'on fait un crime au reste des hommes de l'impuissance où l'on est d'être encore aussi criminels qu'eux on leur reproche en secret tout ce qu'on ne peut plus se permettre à soi-même, et l'on met l'humeur à la place des plaisirs. >>

Certes, il semble qu'il avait souffert et tout connu, celui qui a écrit cela. Massillon avait ce don qui lui permettait de décrire toutes les situations de l'âme, comme s'il y avait passé lui-même.

Toutefois, Massillon n'a été si célèbre par son Petit Carême que parce qu'en cette circonstance il s'est trouvé l'organe d'un sentiment social longtemps comprimé, qui se faisait jour pour la première fois. Un nouveau règne, un nouveau siècle, en effet, venait de naître : à côté des désordres qui faisaient irruption et scandale dans les mœurs publiques, une grande espérance se faisait sentir dans tout ce qu'il y avait d'âmes restées encore honnêtes. Il semblait que, Louis XIV ayant abusé de sa méthode de régner, une nouvelle et plus douce manière devait être plus efficace et d'une application désormais certaine : « Les rois ne peuvent être grands

qu'en se rendant utiles aux peuples... Ce n'est pas le << souverain, c'est la loi, Sire, qui doit régner sur les << peuples... Les hommes croient être libres quand ils ne << sont gouvernés que par les lois... Oui, Sire, il faut être

<utile aux hommes pour être grand dans l'opinion des hommes... Il faut mettre les hommes dans les intérêts de notre gloire si nous voulons qu'elle soit immor«telle; et nous ne pouvons les y mettre que par nos <bienfaits.» Telles étaient les paroles dont Massillon, continuateur en ceci de Fénelon, nourrissait ses discours, et qu'il proférait au nom du Christianisme. On a dit qu'en parlant de la sorte il faisait, en présence du jeune roi, des allusions et des satires indirectes contre Louis XIV je ne le crois pas. Ce n'est point devant les Villeroy, les Fleury, les du Maine, devant ces vieillards et ces sages, et ces fidèles de l'ancien règne, tous ces tuteurs du royal enfant, qu'il se fût permis une pareille inconvenance; mais, en parlant pour la paix contre les conquêtes, il exprimait le sentiment universel, celui que ces hommes prudents avaient été des premiers à partager avec tous. Ce n'est point contre l'auguste mémoire de Louis XIV que s'élevait Massillon dans les portraits qu'il traçait d'un monarque père du peuple et bienfaisant il ne faisait que proposer en quelque sorte une transformation, une transfiguration pacifique et plus humaine de Louis XIV, dans cet idéal adouci d'un grand roi.

Tout précepte, si l'on n'y prend garde, touche de près à l'écueil et à l'abus. A force de répéter au jeune roi : Soyez tendre, humain, affable, » Massillon, comme Fénelon lui-même, poussait un peu à la chimère; il semblait croire à cet amour de nourrice que les peuples n'ont pas, et auquel les grands rois et les plus réputés débonnaires, les Henri IV même (1), n'ont jamais cru.

(1) Il y a dans L'Estoile un mot de Henri IV qui est d'une amère Vérité. C'était peu après la tentative d'assassinat par Châtel, dans les premiers temps de son règne et de son entrée à Paris. Il se fit une procession le 5 janvier 1595, à laquelle il assista. Le peuple semblait vouloir le dédommager et le venger de l'attentat récent; les cris de

Massillon, par cette portion de son Petit Carême, inaugure cette politique, dont Louis XV sans doute ne sut point profiter à temps, mais qui, dès qu'on voulut l'appliquer en réalité, réussit, comme on l'a vu, si mal à Louis XVI, à Malesherbes, à ces hommes excellents et trop confiants par là même en l'excellence générale de la nature. Massillon abonde un peu trop en ce sens ; il n'y apporte aucun correctif; il ne maintient pas le coin de ferme té, et il faut avoir gardé quelque chose du rêve de la monarchie pastorale selon le dix-huitième siècle pour s'écrier avec Lemontey : « Le Petit Carême de Massillon, chef-d'œuvre tombé du Ciel comme le Télémaque, leçons douces et sublimes que les rois doivent lire, que les peuples doivent adorer! » Il y a là un je ne sais quoi, en effet, du règne et du rêve de Salente.

Je tâche de résumer les impressions qui se mêlent à l'admiration si légitime et si durable qu'inspire le Petit Carême. Pour l'homme de goût qui le lit, il y manque, je le crois, un peu plus de fermeté dans les peintures et une variété de ton qui les grave plus distinctement. Pour le chrétien, il y manque peut-être vers la fin, dans l'ordre de la foi, je ne sais quelle flamme et quelle pointe de glaive, non contraire pourtant à la charité, et à laquelle on ne se méprend pas. Voltaire sentait cette pointe de glaive chez Pascal, chez Bossuet; il la sentait moins chez Massillon. Il se le faisait lire à table, et cela ne le convertissait pas : « Les Sermons du Père Massillon,

Vive le roi! retentissaient de toutes parts: « Jamais, dit l'Estoile, ne vit-on un si grand applaudissement de peuple à roi que celui qui se fit ce jour à ce bon prince partout où il passa. » On le faisait remarquer à Henri IV, qui répondit en secouant la tête : « C'est un peuple; si mon plus grand ennemi était là où je suis, et qu'il le vît passer, il lui en ferait autant qu'à moi et crierait encore plus haut qu'il ne fait. » On cite une réponse toute pareille de Cromwell; mais dans la bouche de Henri IV le mot, ce me semble, a encore plus de poids.

« écrivait-il à d'Argental qui s'en étonnait un peu, sont « un des plus agréables ouvrages que nous ayons dans << notre langue. J'aime à me faire lire à table; les An<«< ciens en usaient ainsi, et je suis très-ancien. Je suis << d'ailleurs un adorateur très-zélé de la Divinité; j'ai toujours été opposé à l'athéisme; j'aime les livres qui « exhortent à la vertu, depuis Confucius jusqu'à Mas<< sillon; et sur cela on n'a rien à me dire qu'à m’i« miter. >>

Il ne m'appartient pas de faire le rigoriste, ni de m'inscrire contre cette magie de l'expression et de la parole qui faisait que Voltaire ici ne se formalisait pas du fond pourtant, Massillon n'est-il pas un peu jugé par ce goût même si déclaré que Voltaire avait pour lui, et par cette faveur singulière dont il jouissait de ne pas déplaire à l'adversaire? car, malgré tout, c'est bien cela que Voltaire veut dire : « Tu as beau me prêcher, tu n'es pas de mes ennemis!» Il peut se tromper et il se trompe, mais il semble du moins deviner en lui une âme plus facile que ne le serait celle d'un Bossuet ou d'un Bourdaloue.

Ce n'est pas que le malin n'y reçût de temps en temps sa leçon au passage: dans ce même Petit Carême, Massillon, comme s'il eût présagé à l'avance l'auteur de la Pucelle, a dit : « Ces beaux-esprits si vantés, et qui, par << des talents heureux, ont rapproché leur siècle du << goût et de la politesse des Anciens; dès que leur cœur << s'est corrompu, ils n'ont laissé au monde que des < ouvrages lascifs et pernicieux, où le poison, préparé << par des mains habiles, infecte tous les jours les mœurs << publiques, et où les siècles qui nous suivront vien<< dront encore puiser la licence et la corruption du < nôtre. >> Quand Voltaire entendait lire cela en dînant, quelle figure faisait-il?

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Massillon avait été nommé à l'évêché de Clermont en

1717, au refus de l'abbé de Louvois. Pauvre comme il était, ce fut un de ses amis, un riche généreux, l'un des Crozat, qui paya ses bulles. Le sacre de Massillon eut lieu le 24 (et non le 16) décembre 1718, dans la chapelle même du roi, et ce jeune prince y voulut assister. Il est des heures où, après avoir longtemps attendu la fortune, on n'a plus qu'à la laisser faire. Massillon fut reçu à l'Académie française le 23 février 1719, en remplacement de ce même ami, l'abbé de Louvois, qui lui avait déjà valu l'évêché de Clermont (1). Les honneurs se payent toujours, en ce monde, par quelque complaisance. On a beaucoup parlé de celle de Massillon, qui consentit à être l'un des deux évêques assistants pour le sacre du cardinal Dubois, nommé archevêque de Cambrai; ce sacre eut lieu solennellement au Val-de-Grâce (juin 1720). Duclos et Saint-Simon ont donné là-dessus les seules raisons, et les meilleures, pour l'excuser de n'avoir pas dit non :

« Dubois, dit Saint-Simon, voulut (pour second assistant) Massillon, célèbre prêtre de l'Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses grands talents pour la chaire, avaient fait évêque de Clermont... Massillon, au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit l'indignité de ce qui lui était proposé, balbutia, n'osa refuser. Mais qu'eût pu faire un homme aussi mince selon le siècle, vis-à-vis d'un Régent, de son ministre et du cardinal de Rohan? 11 fut blâme néanmoins et beaucoup dans le monde, surtout des gens de bien de tout parti; car, en ce point, l'excès du scandale les avait réunis. Les plus raisonnables, qui ne laissèrent pas de se trouver en nombre, se contentèrent de le plaindre, et on convint enfin assez généralement d'une sorte d'impossibilité de s'en dispenser et de refuser. »

Notez en passant ce témoignage impartial du très

(1) La tendre liaison et l'amitié de Massillon et de l'abbé de Louvois datait de dix-huit ou vingt ans. On a imprimé deux lettres de Massillon à l'abbé de Louvois, écrites de Paris en 1701, pendant le voyage du jeune abbé en Italie. (Journal général de l'Instruction publique, du 25 juin 1853.)

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