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Lundi, 24 octobre 1853,

FROISSART

L'Académie française a mis depuis quelque temps au concours une Étude sur Froissart. Je ne viens pas concourir comme bien l'on pense, ni anticiper non plus sur un jugement dans lequel j'entrerai très-peu : je ne veux que rendre à ma manière, et comme quelqu'un du dehors, l'impression qu'a faite sur moi la lecture de Froissart, la rejoindre et la comparer à cette autre impression que m'ont produite les Mémoires de Joinville. Dans cette place qui m'est accordée aux pages du Moniteur, que puis-je faire de mieux que de m'occuper, même au risque de remonter assez haut dans le passé, des grands noms qui ont honoré notre littérature et notre histoire? Il me semble quelquefois qu'il nous est permis d'étaler des estampes et des images aux yeux des passants, au bas des murs du Louvre. Lesquelles choisirions-nous? Certes, les plus célèbres et les plus riches en souvenirs, les plus historiques, les plus en accord avec le caractère et l'esprit du monument. Autant faut-il en dire pour ces images au moral qu'il nous est donné d'exposer ici. Je ne suis qu'un imagier des grands hommes.

Froissart n'est peut-être pas un grand historien, du moins c'est un admirable chroniqueur et le plus bel

exemple du genre; c'est en narration le grand prosateur du quatorzième siècle. De même que, dans ses vastes Chroniques, l'histoire de son temps se réfléchit comme dans un large miroir, de même la prose déjà et la langue s'y déroulent avec tout leur développement, leur facilité et leur éclat. Sa vie, son caractère sont pleins de naturel et d'originalité, et merveilleusement assortis à son œuvre.

Jean Froissart, prêtre, chanoine et trésorier de l'église collégiale de Chimay, historien et poëte, naquit à Valenciennes en Hainaut, non pas vers l'an 1337 comme le dit Sainte-Palaye (si excellent guide d'ailleurs), mais en 1333, selon qu'il résulte d'un passage du texte (1). On ne sait pas bien l'époque de sa mort, mais il est certain qu'il vécut son âge de nature et qu'il ne mourut qu'àgé de plus de soixante ans et dans le quinzième siècle. Il fut le contemporain des règnes de Jean le Bon et de Charles V, et d'une grande partie de celui de Charles VI, époque agitée, souvent malheureuse, et dans laquelle il trouva moyen de ne prendre que son plaisir. On a con

(1) M. Kervyn de Lettenhove, dans son Étude sur Froissart (1857), se déclare au contraire de nouveau pour l'année 1337. Cette Étude est ce qu'on a écrit de plus complet sur Froissart. L'auteur est un véritable érudit, et il a de la critique, bien qu'il se permette beaucoup de conjectures. Il est fàcheux qu'il n'écrive pas plus simplement et qu'il sacrifie, pour son compte, à une fausse élégance. M. Kervyn de Lettenhove se flatte d'avoir retrouvé dans la Bibliothèque de Bourgogne à Bruxelles deux poëmes inconnus et inédits de Froissart, la Court de may et le Trésor amoureux; ni l'un ni l'autre, il est vrai, ne portent le nom de l'auteur; « mais pour quiconque a étudié Froissart, dit M. de Lettenhove, il est impossible de ne pas y reconnaître aussitôt son style. » Cette sorte de preuve, n'en déplaise au savant investigateur, est bien périlleuse, bien décevante, prête bien à l'illusion, et peut tromper même des gens de goût. Froissart, en poésie, n'a pas de style, il n'a qu'un genre qui est celui de son temps, le genre en vogue à cette date; et ce genre, qui nous dit que d'autres à côté de lui ne le cultivaient pas avec autant de facilité? et comment alors êtes-vous sûr que ces poëmes soient de lui, plutôt que d'un autre ?

jecturé d'après un passage de ses Poésies que son père, qui s'appelait Thomas, était peintre d'armoiries : en ce cas, l'enfant put épeler de bonne heure tous ces blasons de famille qu'il devait, à sa manière, si bien illustrer un jour. Son enfance précoce annonça ce qu'il serait : il s'est décrit lui-même dans des pièces de vers selon le goût du temps, imitées, dans la forme, du Roman de la Rose, allégoriques, et plus faciles et abondantes qu'originales. Jamais il ne se vit de curiosité plus vive, plus éveillée, plus enjouée, plus universelle; jamais la vie extérieure avec tous ses accidents ne se peignit dans une imagination plus ouverte, plus avide, plus franchement amusée que la sienne :

«En ma jeunesse, dit-il en des vers que je traduis le plus légèrement que je peux, j'étois tel que je m'ébattois volontiers, et tel que j'étois, encore le suis-je aujourd'hui. J'avois à peine douze ans que j'étois avide sur toutes choses de voir danses et rondes, d'ouïr ménestrels et paroles de joyeux déduit; et ma nature m'induisoit à aimer tous ceux qui aiment chiens et oiseaux (tous nobles chasseurs). Et quand on me mit à l'école, il y avoit des jeunes filles qui de mon temps éloient jeunettes, et moi, tout jeunet comme elles, je les servois de mon mieux par des cadeaux d'épingles, ou d'une pomme, ou d'une poire, ou d'un annelet d'ivoire, et il me sembloit que j'avois beaucoup fait si je m'étois acquis leur bonne grâce. Et lors je disois à part moi Quand viendra-t-il pour moi le moment où je pourrai aimer par amour! On ne m'en doit point blâmer si à cela ma nature étoit encline; car en plusieurs lieux il est reçu que toute joie et tout honneur viennent et d'armes et d'amours. »>

Voilà bien Froissart: reprenons un à un ses goûts. Enfant, il aimait donc toutes sortes de déduits et d'ébats, et il s'attachait par instinct aux gens riches, à ceux qui tenaient grand état de chasse, faucons et meutes, ce qui lui semblait le signe d'une noble inclination. Il n'a aucun mépris pour le métal, et il ne s'en cache pas : << Car c'est le métal, dit-il, par quoi on acquiert l'amour des gentilshommes et des pauvres bacheliers. » A peine à l'école, quand il était avec les petites filles de son âge,

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il se piquait d'être empressé, attentif auprès d'elles; il se demandait quand il pourrait tout de bon faire le métier d'homme galant, courtois, amoureux, ce qui, dans le langage du temps, était synonyme d'homme comme il faut. Froissart a de bonne heure son idéal : les grands romans de chevalerie, les grands exploits des siècles précédents, qui se renouvellent dans ce siècle, ont mis en circulation une certaine idée d'honneur et de courtoisie; il en est épris; elle a relui sur son berceau, et toute sa vie sera consacrée à en retracer et à en perpétuer par écrit l'image.

Sa nature vive, mobile, toujours à la fenêtre, se peint bien dans la pièce de vers d'où ces détails sont tirés, et où il nous rappelle plus d'une fois La Fontaine (le La Fontaine des commencements et encore contemporain de Voiture). Il aimait jouer à tous les jeux d'enfants, et il nous les décrit avec un intérêt vraiment enfantin. On voit que, même déjà vieux, il aimait encore, comme dit saint François de Sales, à faire ses enfances. Quand il est un peu plus assagi, et qu'on le met au latin, on a besoin de le battre plus d'une fois pour le contraindre. Il le rendait bien à ses compagnons, et le futur chanoine, tantôt battant et tantôt battu, s'en revenait à la maison les draps ou habits tout déchirés comme un jeune Du Guesclin. On avait beau le punir, on n'y gagnait rien. Nature avant tout sociable, il ne pouvait demeurer seul un moment : « Trop malgré moi me trouvois seul, » ditil. Dès qu'il voyait passer ses compagnons par le chemin, il courait à eux et les rejoignait. Qui l'eût voulu retenir y eût perdu sa peine : « Car lors étoit tel mon vouloir que Plaisance étoit ma loi. »

Nous connaissons La Fontaine et ses aveux. N'est-ce pas lui qui dans son poëme de Psyché, dans cet Hymne à la Volupté, c'est-à-dire à la Plaisance, comme dirait Froissart, nous a confessé ses goûts divers :

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,

La ville et la campagne, enfin tout: il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mélancolique.

Ne croirait-on pas que c'est La Fontaine encore qui parle, lorsque c'est Froissart qui nous dit :

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Froissart aimait fort le printemps: son cœur volait partout où il y avait roses et violettes: mais l'hiver, il savait aussi s'accommoder de la saison, et, se tenant coi au logis, il lisait espécialement traités et romans d'amour. Le roman de Cléomades, par le poëte Adenès, un des célèbres trouvères du siècle précédent, fut un de ces livres favoris, et par lequel lui vint le mal qu'il désirait tant. Il a raconté tout cela avec grâce, bien qu'avec prolixité. Pris d'une passion très-vive pour une personne qu'il a chantée et qu'il ne pouvait obtenir, il quitta son pays pour se distraire et passa en Angleterre à la Cour de la reine Philippe de Hainaut, femme d'Edouard III. Messire Robert de Namur, seigneur de Beaufort, parent et allié de cette reine, avait déjà engagé Froissart, qui semble avoir été un moment de ses domestiques, à écrire l'histoire des guerres de son temps, et n'avait pas eu de peine à l'y décider. Pendant la traversée en Angleterre, le jeune homme pensait plus volontiers à la poésie qu'à autre chose, et, malgré le mauvais temps et sans se soucier de la grosse mer qu'il faisait, il ne songeait, nous dit-il, qu'à finir un rondeau pour sa dame. Quoi qu'il en soit, il ne devait pas mourir de son mal, et, si sérieux qu'il nous l'ait peint dans ses vers, il était de nature à s'en vite consoler. Il a dit encore de lui-même dans une ballade, qu'au bruit du vin qu'il entend verser

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