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V

EN ESPAGNE.

Le Bobo

Aïeux de Figaro : le Bululu, comédien ambulant. et le Gracioso dans Lope et dans Calderon. Sancho Pança.

Allons, Figaro, en Espagne ! Reprends ton costume de majo: le chapeau rond, le justaucorps de velours, l'écharpe de soie, la culotte aux boutonnières galonnées; enferme tes cheveux dans la résille, et que les glands de tes jarretières battent à chaque pas tes bas blancs. Par delà les landes, par-dessus les montagnes, à travers les routes qui rampent comme des serpents ou ondulent comme les chemins non frayés de la mer, dans ces coches renversés en arrière que tirent de longues files de mulets traînés eux-mêmes par de longues files de bœufs, en Espagne, en Andalousie! L'olivier secoue ses petites feuilles pou

drées, l'aloès dégaine ses grandes lames vertes hérissées d'épines, le palmier ouvre son éventail dé. coupé si finement; l'oranger, le citronnier fleurissent. Quand la nuit tombe, la posada nous reçoit tous pêlemêle, hommes et femmes, maîtres et valets, mules et muletiers, dans la salle immense qui est à la fois la cuisine, le réfectoire, le parloir et l'écurie de la maison; une simple cloison sépare les chrétiens de leurs bêtes. Et dans cet asile public, c'est fête tous les soirs: joueurs de guitare accompagnant quelque folle ou tendre chanson, buveurs battant la mesure sur les plats ou sur les cruches, marchands ouvrant leurs boutiques ambulantes, tambourins tapotés ou secoués pour faire sauter les jeunes gens, ivrognes qui se querellent, amoureux qui se lutinent, et l'hôtesse qui glapit, et les chiens qui aboient, et les mulets qui hennissent, tous ces bruits divers remplissent l'hôtellerie, tandis que le mets national, pot-pourri de viandes, de légumes et d'épices, cuit et fume sur le foyer....

Et voici Séville, aussi turbulente que la posada ; Séville où Beaumarchais m'a fait vivre; je revois dans ma pensée, comme si je les avais vus réellement, dès mes premiers regards, les terrasses couvertes de figuiers et de citronniers, les bosquets de liéges, les ormes touffus de la promenade, les figures gothiques décorant le pont du Guadalquivir, la ville aux flèches dorées. Je me glisse dans ces longues rues étroites, éclairées par les portes ouvertes des maisons le long desquelles les vendeurs d'eau poussent sur des

brouettes leurs petites cruches d'argile. Je débouche sur la place peuplée de promeneurs bariolés qui circulent entre les boutiques en plein vent et les échoppes enguirlandées des aguadores. D'autres se groupent, la tête levée, devant les affiches annonçant une procession de rosaire, un combat de taureaux, quelque musique d'église, ou réclamant des effets perdus, des objets volés: récompense honnête au voleur repentant qui les fera restituer par son confesseur. Les muletiers, les majos se pavanent dans leurs costumes éblouissants, les prètres s'avancent dans leurs talares noirs, les capucins traînent majestueusement leur corpulence, les hidalgos et même les mendiants drapent dans des manteaux bruns leur fière gravité, tandis que les femmes aux pieds chaussés, j'allais dire gantés de satin, flottent dans la basquine aux paillettes d'or ou ramènent, en jouant de l'éventail, les plis noirs de la mantille. Elles sortent accompagnées de leurs duègnes ou tenant par le bras le cortejo qui leur appartient; elles le promènent avec ostentation ou l'arrêtent pieusement devant le tréteau du prêcheur forain qui harangue les passants, leur montrant l'enfer et le purgatoire, avec les flammes éternelles, sur une grande toile peinte déroulée derrière lui comme un décor. D'autres femmes, celles qui sortent seules, attendent au coin des rues l'inconnu qu'elles appelleront ce soir : Fils de mon âme! Séville, Séville, cité bénie, où je fus barbier, selon mon poëte..... que n'a-t-il dit vrai !

Et cependant il n'a pas menti tout à fait ; je dois

bien avoir dans les veines un peu de sang espagnol. Je reconnais ma race dans le pauvre Bululu, le comédien ambulant qui voyageait seul, à pied, composant toute la troupe. Il dormait sous les étoiles et dînait d'une croûte de pain trempée dans cette eau de source, si bonne quand on a soif. Lorsqu'il apercevait de loin quelques points blancs indiquant la présence des hommes, il hâtait le pas et cherchait l'église, moins pour prier Dieu que pour chercher le curé, son confrère, ayant mission, comme lui, de réchauffer les cœurs et de les consoler. En ce temps-là, le clergé ne méprisait pas les gens de théâtre qui avaient aussi charge d'âmes et récitaient des dialogues religieux où la Vierge gagnait en pitié, où le diable faisait peur. C'est pourquoi l'Église, en Espagne, après avoir longtemps proscrit les spectacles, avait fini par les donner elle-même; on voyait des prêtres qui venaient de dire la messe, quitter la soutane et monter sur les planches, en habit de bouffon, de matamore et de ruffian. Sur le théâtre de Madrid, appartenant à une pieuse confrérie, on donnait les «< actes sacramentels » qui auraient pu faire partie du culte, comme les jeux scéniques des anciens Romains. Les spectateurs, debout dans la cour qui servait de parterre ou perchés aux fenêtres qui servaient de loges; les femmes abritées sous une sorte de hangar qui les tenait séparées de leurs amants, les mosqueteros turbulents et bravaches qui allaient au théâtre armés jusqu'aux dents pour juger la pièce et imposer leur jugement au public: tous enfin s'inclinaient et se dé

couvraient pieusement en faisant de grands signes de croix, gesticulation très-compliquée en Espagne,' toutes les fois qu'un saint ou une sainte était nommé par les acteurs. Parfois même, subitement, toute cette foule, oubliant le drame à l'endroit le plus pathétique, tombait à genoux d'un seul mouvement, tournée tout entière vers le même point : c'était quand la cloche d'une église ou les clochettes du Saint-Sacrement tintèrent dans une rue voisine. Les auteurs les plus courus (Lope de Vega, Calderon, Montalban, Tirso, Moreto, Salis, etc.) appartenaient au clergé, quelques-uns même à l'Inquisition : bien plus, l'établissement de ce tribunal sacré fut comme le signal de l'épanouissement du théâtre en Espagne.. Enfin l'Église percevait sur tous les spectacles un impôt spécial qui s'appelait l'aumône de la seconde porte et qui servait à ôter le péché.

C'est pourquoi le pauvre Bululu, mon aïeul, en approchant d'un hameau, courait droit au clocher, pour trouver le curé, son protecteur naturel. «< Mon père, lui disait-il, j'ai le pied léger, l'estomac creux et la sacoche vide. Mais je sais par cœur quelque intermède, ou prologue, ou acte sacré, voire même des comédies entières et s'il vous plaît mẹ fournir de quoi vivre jusqu'à demain, je vous réciterai tout cela de bon cœur. » Le curé, ravi de la bonne aubaine, acquiesçait d'un signe de tête et convoquait aussitôt le sacristain, le barbier, les notabilités de l'endroit. Une table, un tonneau, le premier banc venu suffisait pour le théâtre où montait le Bululu masqué

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