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Quand je vois, dans ce petit tableau, La Forêt si franchement égayée par la mésaventure de son maître, il me semble découvrir la fille accorte, allègre, qui a posé pour la Nicole de M. Jourdain. Qui ne se rappelle le fou rire de cette effrontée en voyant l'habit neuf du bourgeois : rire éclatant, irrésistible, inextinguible?... M. Jourdain se fâche, mais Nicole rit encore, et toujours, et de plus belle, et si fort qu'elle tombe en criant:

«<

Tenez, monsieur, battez-moi si vous voulez, mais laissez-moi rire tout mon saoùl, cela me fera plus de bien ! »

Nicole ne murmure pas la moindre plaisanterie sur le costume qui cause son hilarité, mais le rire dit tout, la leçon est implacable. Car il y a toujours une leçon dans toutes ces gaietés; c'est toujours le bon sens plébéien qui se gausse. La Toinette du Malade imaginaire, la Martine des Femmes savantes ne sont pas des bouffons ni des grotesques, ce sont des moralistes très-sensés qui ont raison. C'est la cuisine qui dit au salon : « Je suis plus que toi près du simple et du vrai, c'est donc moi qui conseille aujourd'hui, c'est moi qui censure. » — « Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, dit Toinette, une servante bien sensée est en droit de le redresser. » Servo sensato liberi servient, avait dit, longtemps auparavant, l'Ecclésiastique.

Notons un dernier point, très-important: cette La Forêt de Molière, sous ses divers noms, Toinette, Martine, Dorine, Nicole n'est pas seulement une fille

sensée, c'est encore une honnête fille. Dès

que

Mo

lière quitte la fantaisie et s'abandonne à sa haute raison, il devient le plus moral de nós poëtes. Il a moralisé la scène; ceux qui le nient ne connaissent point ce que le théâtre avait produit avant lui, toutes ces burlesques intrigues où la galanterie et la friponnerie triomphaient toujours aux yeux du public, parce qu'elles étaient plus drôles et que la comédie n'avait d'autre intérêt que d'amuser. C'est Molière qui a changé tout cela, non qu'il voulût faire du théâtre une école de vertu, mais parce qu'il en voulait faire une école de sagesse: or on ne peut être dans le vrai, sans être en même temps dans le bien. J'affirme donc que sans effort, sans ennui, sans phrases, le plus simplement du monde, Molière a été le premier de nos comiques honnêtes, parce qu'il a été le premier de nos comiques sensés. De Mascarille, le fripon qu'il avait trouvé dans la tradition, il s'est élevé à Dorine, la brave fille qu'il a trouvée dans la nature. Toutes les fois que, laissant de côté la bagatelle, il s'est dit: parlons raison! il a parlé en galant homme; la rectitude de son esprit s'est montrée en droiture, sa justesse en justice: ici les mots se ressemblent parce que les choses se tiernent étroitement. On le voit dès les Précieuses où le valet est ridicule et bâtonné; on le voit surtout dans Tartufe où le roi des fourbes n'amuse pas, indigne au contraire et reçoit le châtiment qu'il mérite. Plus Mo lière se ressemble et ne ressemble qu'à lui, quittant Hes traditions pour suivre sa propre voie, écrivant

seul, d'après son idée, selon son cœur, plus aussi la moralité de son œuvre est élevée, et ceci par la simple raison qu'il était honnête homme. On ne rappellera jamais assez les vertus du poëte comédien, comme l'appelait Bossuet : l'histoire du louis d'or, les exemples et les conseils qu'il donnait au jeune Baron, sa conduite avec Racine, sa constance dans l'amitié, sa passion dans l'amour, ses douleurs poignantes, les révoltes de sa dignité offensée en se voyant << recherché des grands seigneurs, mais assujetti à leurs plaisirs, esclave de leurs fantaisies » et méprisé des bourgeois — lui, la plus pure gloire de la France! - regardé comme « un homme perdu par la populace qui, après sa mort, cassera les vitres de sa maison.

<< Mais pourquoi, lui demandait Boileau, riche comme vous l'êtes, attiré même par l'Académie qui vous offre une place en son sein si vous quittez le théâtre, pourquoi donc y restez-vous ?

Par point d'honneur, » répondit Molière.

A ce mot Boileau bondit sur sa chaise et s'écria:

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Plaisant point d'honneur qui consiste à se barbouiller le visage d'une moustache de Sganarelle et à recevoir des coups de bâton ! »

Mais on comprit plus tard quel était ce point d'honneur du poëte. Un soir, à la quatrième représentation du Malade imaginaire, Molière qui devait remplir le rôle d'Argan, se sentait plus oppressé, plus déchiré que jamais. Baron et ses autres camarades le suppliaient de ne pas jouer.

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Que voulez-vous que je fasse? répondit le malade. Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre : que feront-ils, si je ne joue pas?

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Il joua donc, et il mourut. Telle fut la fin de Molière.

« C'est ainsi, conclut Bossuet, qu'il passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez !

>>

IX

APRÈS MOLIÈRE.

La société française au déclin du grand siècle, d'après les coLes demi-filles, les Plumets, les Petits-Collets,

médies.

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les Rabats, etc. Crispin et Frontin. Détails historiques sur les laquais. Le peuple sous Louis XIV et Louis XV. Les auteurs du logis.

Suivez-moi maintenant, gens de bonne volonté ! Nous sommes à la fin du dix-septième siècle, et nous allons à l'hôtel de Bourgogne, assister à quelque Joyeux spectacle donné par les comédiens italiens. Ce qui nous y attire, ce ne sont plus les grimaces d'Arlequin et de Scaramouche qui ne figurent plus sur ce théâtre que pour continuer certaines traditions, mais nous allons nous renseigner sur les mœurs de l'époque, vivement rendues, avec la liberté des tréteaux, par ces hardis bateleurs. Le rideau levé, une pantomime très-singulière égaie aussitôt nos yeux, mais ce

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