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tade, il la met dans la bouche du valet. Ce personnage, à la fois acteur et spectateur, observe et agit tour à tour; il suit l'action en même temps qu'il la mène. Remplaçant le chœur antique, il chante la parabase et prend la parole au moment où le poëte grec aurait parlé. Il peut le faire sans choquer la vraisemblance, car les gens de lettres, dans les maisons nobles, n'étaient guère plus haut placés que Frontin. Le poëte, même le plus fier, devait appartenir à quelqu'un, s'il voulait vivre. Le grand Corneille, bon gré mal gré, dédia l'un de ses chefs-d'œuvre à je ne sais plus quel financier et compara ce cuistre à l'empereur Auguste. Molière était valet de Louis XIV, et valet indigne, puisque ses compagnons de service ne voulaient pas faire avec lui le lit du roi. Dancourt fut également attaché à la maison du roi et lorsqu'un jour de grande chaleur, dans une salle de la cour, cet auteur se trouvant mal, le souverain daigna ouvrir une fenêtre; lorsqu'une autre fois, le même auteur marchant à reculons et ne voyant pas un escalier derrière lui, le même souverain le prit par un bras et lui dit : « Prenez garde, Dancourt, vous allez tomber, » l'histoire crut devoir enregistrer ces deux miracles de condescendance, Dufresny qui épousa sa blanchisseuse pour ne pas lui payer sa note, avait été longtemps jardinier du roi. Presque tous les autres étaient à un riche seigneur qui les patronait, en leur imposant quelque acte de servilité, une dédicace, un madrigal, une fumée d'encensoir. La Fontaine servait ainsi chez Mme de la Sablière, La Bruyère chez

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les Condé. Plus près de nous l'abbé Prévost ne fut-il · pas forcé, pour trouver tous les jours la nappe mise, d'entrer en qualité d'aumônier au service du prince de Conti qui lui dit en l'accueillant :

« Je vous préviens, l'abbé, que je n'entends jamais de messes.

Et moi, monseigneur, répondit Prévost, je n'en dis jamais.

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la

L'immortel écrivain accepta donc une sinécure, c'est-à-dire une aumône. Plus près de nous encore, l'apòtre de l'égalité, Jean-Jacques, ne fut-il pas quais chez la comtesse de Vercellis, puis chez le comte de Gouvon? Enfin à côté de moi, l'homme que je pourrais nommer mon père, puisqu'il m'a mis en scène et m'a fait illustre, Beaumarchais, n'eut-il point à escorter en cérémonie, jusqu'à la table royale, la viande de Sa Majesté? Ainsi la plupart des écrivains, jusqu'à nos jours, n'ont guère été que des Frontins savants. Ajoutons que les Frontins savants existaient à la lettre, dans nos maisons, dès le règne des Précieuses. Le marquis de Mascarille n'est pas une invention de Molière; nous savons en effet que, dans cette réunion célèbre qu'on appela la journée des madrigaux, parce que toute la société de Mme de Scudéry fut prise d'une fureur de rimer, même les laquais s'en mêlèrent. Les nobles gens n'avaient pas seulement un auteur dans leur antichambre, — l'auteur du logis, comme on l'appelait, — confondu parmi les autres esclaves, comme le pédagogue antique, ils avaient aussi des artistes, encore plus mépri

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sés. Legrand était « le valet de chambre violoniste › de la duchesse du Maine. Michel-Richard de Lalande, l'auteur de la musique de Mélicerte, avait été laquais chez M. de Gramont. Et Lulli qui reçut des titres de noblesse, malgré Louvois, n'avait-il pas débuté par l'emploi de marmiton dans la cuisine d'une princesse? Il est donc certain que l'antichambre était l'entrée de la maison. Les plébéiens qui avaient de l'esprit et de l'ambition s'introduisaient par là dans la société, pour arriver ensuite au salon ou au cabinet, parfois même à l'alcôve. Les gens de rien, nés pour la diplomatie ou pour les affaires, trouvaient dans cette première station un champ ouvert à leurs facultés; ils y pouvaient développer librement leur aptitude à l'intrigue. « Le métier de laquais est le vrai noviciat de la fortune,» disait Arlequin qui a tout dit.

Frontin va donc monter en grade, mais par quel chemin? Par la ligne droite? Nullement, c'est le plus long. Il prendra le plus court, et, si nous voulons le suivre, dans cette brusque ascension, ce n'est pas chez Boursault, Baron, Dancourt, Dufresny, Brueys qu'il faut rester; nous allons beaucoup plus haut, chez le premier comique français après Molière, chez Le Sage.

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LE SAGE.

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Crispin, Turcaret, Frontin, Lisette. — Le valet dans les affaires, à la rue Quincampoix, etc. Les laquais devenus fermiersgénéraux. Gourville et Gil-Blas.

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Que je suis las d'être valet! » s'écrie Crispin (non celui de Regnard, mais un Crispin français, le Rival de son maitre) et il ajoute avec dépit : « Ah! Crispin, c'est ta faute! Tu as toujours donné dans la bagatelle; tu devrais présentement briller dans la finance.... Avec l'esprit que j'ai, morbleu! j'aurais déjà fait plus d'une banqueroute!

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La batterie est démasquée. Par ce cri jeté gaiement au début d'une petite pièce, Crispin nous découvre subitement son arme, et son but. Il ouvre un nouveau monde que Molière avait négligé, peut-être par déférence pour Colbert. Le valet devenant et devenu

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