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NOTE.

Quelques hommes de goût ayant lu le manuscrit du présent ouvrage, ont paru douter qu'il fût de Figaro et même d'un contemporain de Beaumarchais.

« Ce petit livre, ont-ils dit, ne peut venir que d'un auteur qui aurait étudié avec le plus grand soin le travail définitif de M. de Loménie sur Beaumarchais et son temps. Cet auteur, instruit à l'école de M. Sainte-Beuve, doit être un lecteur assidu des Causeries, des Portraits et de Port-Royal. Il a épelé, la plume à la main, le livre important de M. Wallon sur l'Esclavage dans les colonies et dans l'antiquité. Il a fureté dans les notes de M. Naudet sur les comédies de Plaute. Il a cité, à propos des fragments de Ménandre, un joli mot de M. Villemain : « Poussière de marbres brisés. >> Cette maladresse le dénonce et le démasque. Sur les Espagnols, il a consulté MM. de Puibusque et Philarète Chasles; nous le soupçonnons même d'avoir feuilleté les gros tomes allemands de M. Schack (Geschichte der dramatischen Literatur und Kunst in Spanien). C'est M. Charles Magnin qui l'a si bien renseigné sur Quérolus et sur la Comédie de l'art. Le Pont-Neuf et ses bateleurs n'ont attiré que de notre temps l'attention des curieux. Avant les savantes recherches de MM. Taschereau, Castil Blaze, Génin, Édouard Fournier, Lacroix, etc., connaissait-on Molière? Où l'auteur aurait-il pris son érudition sur les valets historiques, s'il n'avait pas dévoré les fortes et savoureuses histoires de M. Michelet? Qui lui au

rait appris les misères du peuple sous Louis XV, s'il n'avait pas dégusté les fines études de M. Edmond Schérer? Par toutes ces raisons et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, ce manuscrit n'est point de Figaro, ni d'aucun auteur du dernier siècle. >>

Si Figaro était encore de ce monde, il répondrait peut-être ceci :

<< Vos contemporains, mes amis, n'ont pu travailler que sur des documents que j'avais sous les yeux moi-même. On connaissait de mon temps Molière, les Italiens et les Espagnols. Sur Beaumarchais que je voyais tous les jours, je ne crois pas que vous ayez quelque chose à m'apprendre. Sur les misères du peuple, j'ai pu consulter les papiers du marquis d'Argenson qui étaient à la bibliothèque du Louvre. Sur les valets devenus fermiers généraux, j'avais à ma disposition l'appendice d'un ouvrage anonyme publié à Londres en 1741 (Vie privée de Louis XV, etc. 4 vol. in-12). Vous n'êtes pas les premiers qui aient écrit sur l'esclavage antique et moderne ; nous possédions déjà le Code noir, le Traité de Pignorius et les Satires de Juvénal. J'ai pu d'ailleurs être renseigné complétement à ce sujet par un de mes jeunes contemporains, l'abbé Grégoire, qui préparait un livre curieux sur la domesticité. Reste le mot sur Mé- · nandre, mais qui sait?... Ce doit être une rencontre.... >>

Mauvais argument ces rencontres-là, comme on dit, ressemblent trop à des rendez-vous. Mais enfin si l'auteur, quel qu'il soit, a cru devoir prendre un pseudonyme pour donner plus de vie à son étude et pour professer sans robe ni bonnet de docteur, où est le crime? - L'essentiel est qu'il n'ait été ni trop ignorant, ni trop ennuyeux.

Ce pseudonyme, en un sens, est pourtant regrettable. En gardant son vrai nom, l'auteur aurait pu pousser son étude jusqu'à nos jours. Le valet devait encore, après Figaro, monter en grade et devenir tragique. C'est M. Victor Hugo qui, s'emparant du personnage, Ini a fait subir cette dernière transformation.

Singulière tentative! Au rebours de ce qu'avait essayé Diderot, en prenant les moyens, les effets de la tragédie, même le style noble, pour les transporter dans la comédie, M. Victor

Hugo a voulu prendre les effets, les moyens de la comédie, même le style roturier, pour les transporter dans la tragédie; là est la différence essentielle entre le drame du dernier siècle et le drame contemporain.

Ouvrons, en effet, le Roi s'amuse; rien ne serait plus bouffon que l'intrigue, si l'auteur avait voulu bouffonner. Un spectateur vulgaire ou blasé pourrait en rire. Le principal personnage est un fou de cour, comme le Moron de la Princesse d'Élide ou le Clitidas des Amants magnifiques. Il est bossu. C'est un valet sournois qui pousse son maître à courtiser les femmes et les filles des autres. Mais qu'arrive-t-il? Que ce valet a luimême une fille et que son maître l'enlève. Châtiment assez drôle; les rieurs pourraient dire : « C'est bien fait! »>

Mais comment la jeune fille est-elle enlevée? Par une escalade nocturne. On met un masque au bossu, on lui bande les yeux et on lui fait tenir l'échelle. C'est un bon tour qu'on lui joue; Regnard eût pu écrire, sur cette donnée, trois ou cinq actes divertissants. Mais, dans le drame de M. Victor Hugo, la situation devient navrante; nous frissonnons en pensant à la douleur du père quand on lui aura débandé les yeux, ôté son masque, et qu'il saura que c'était sa fille qu'on enlevait.

Le poëte (on le croirait) a fait une gageure avec ses amis du cénacle; il a parié de nous terrifier avec toutes les drôleries du bon vieux temps. Cela est si vrai qu'il s'est approprié jusqu'au sac de Scapin, de Tabarin, ce sac ridicule que Boileau trouvait indigne de la comédie. Mais M. Victor Hugo, le transportant dans le drame, a rendu ce sac effrayant, sinistre; il y a fait entrer non point un Géronte que Scapin fustige à coups de gaules, mais une jeune fille que Triboulet, son père, tue à coups de couteau. Voilà le valet tragique.

Ce type, qui attirait si fort le chef de l'école moderne, se montre encore plus vivement dans Ruy Blas. Qu'est-ce que Ruy Blas?« C'est le peuple qui a l'avenir et n'a point le présent; le peuple orphelin, pauvre, intelligent et fort; placé très-bas et aspirant très-haut, ayant sur le dos les marques de la servitude, et dans le cœur les préméditations du génie; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et son abjection, de la seule femme qui, au milieu de cette société écrou

lée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l'autorité, la charité et la fécondité. Le peuple, c'est Ruy-Blas. »

Il se montre sur la scène en livrée; c'est bien un valet, rien de plus. Mais comme il se relève dès les premiers mots qu'on lui entend dire! Il rencontre un ami qu'il a connu dans la rue et qui, s'étonnant de le trouver sous ce costume, lui demande si c'est un déguisement. Ruy-Blas répond (le passage est bon à citer, car on y voit une transfiguration du valet, un Frontin qui a lu Byron):

«Non, je suis déguisé quand je suis autrement.
Que dis-tu ?

Donne-moi ta main que je la serre,
Comme en cet heureux temps de joie et de misère
Où je vivais sans gîte, où le jour j'avais faim,
Où j'avais froid la nuit, où j'étais libre enfin !
Quand tu me connaissais, j'étais un homme encore.
Tous deux nés dans le peuple (hélas! c'était l'aurore!)
Nous nous ressemblions au point qu'on nous prenait
Pour frères; nous chantions à l'heure où l'aube naît,
Et le soir, devant Dieu, notre père et notre hôte,
Sous le ciel étoilé nous dormions côte à côte....
Oui, nous partagions tout. Puis enfin arriva
L'heure triste où chacun de son côté s'en va.

Je te retrouve, après quatre ans, toujours le même....
Mais moi, quel changement! Frère, que te dirai-je ?
Orphelin, par pitié nourri dans un collége

De science et d'orgueil, de moi, triste faveur!
Au lieu d'un ouvrier on a fait un rêveur.
Tu sais, tu m'as connu. Je jetais mes pensées
Et mes vœux vers le ciel en strophes insensées;
J'opposais cent raisons à ton rire moqueur,
J'avais je ne sais quelle ambition au cœur.
A quoi bon travailler? vers un but invisible,
Je marchais, je croyais tout réel, tout possible,
J'espérais tout du sort! Et puis je suis de ceux
Qui passent tout un jour, pensifs et paresseux,
Devant quelque palais regorgeant de richesses,
A regarder entrer et sortir les duchesses.

Si bien qu'un jour, mourant de faim sur le pavé,
J'ai ramassé du pain, frère, où je l'ai trouvé,
Dans la fainéantise et dans l'ignominie.

Oh! quand j'avais vingt ans, crédule à mon génie,

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