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dis sans héroïsme, le présent écrit ne devant être pu

blié

que soixante-quinze ans après ma mort. Je pense qu'en ce temps-là vous serez tous messieurs comme devant et je m'ingénie à parler comme on parlera, quand il ne restera plus rien de cette triste peau que j'ai maintenant à défendre. Je pourrais, il est vrai, vous appeler négligemment lecteur, ami lecteur, benin ou benoît lecteur, mais outre que ces dénominations sont déjà d'un autre temps, elles me semblent, comme à Beaumarchais, un peu cavalières, je dirais même indécentes, et je ne veux point me mettre de pair avec mon juge, au risque de m'attirer sa mauvaise humeur.

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Voyez, monsieur, jusqu'où je pousse l'esprit de contradiction! Au lieu de faire maintenant comme les autres, de pérorer dans les clubs et de me couvrir de gloire à la guerre, je me suis enfermé tranquillement dans mon cabinet avec des amis de mon choix, toujours les mêmes, et qui ont rajeuni pour moi pendant que je vieillissais mes livres ! Et tandis que les gentilshommes de mon temps, celui-là même qui me protégeait, cherchent à cacher leurs noms pour sauver leurs têtes et tàchent de prouver à la plèbe souveraine qu'ils n'ont jamais eu d'aïeux, je me suis mis à chercher les miens, non dans mes papiers de famille, mais dans ces chers volumes cent fois lus et relus qui contiennent toute la généalogie du genre humain. J'ai pu remonter ainsi la ligne de mes ascendants jusqu'à la création du monde : est-il un grand seigneur qui ait le droit d'en dire autant?

La trace est souvent interrompue, j'avoue même qu'elle a disparu pendant des siècles, mais elle reparaît au delà si nette que, pour ne pas la reconnaître, il faut être aveugle ou Allemand. Je puis donc maintenant revenir sur mes pas et mettre sous vos yeux, de père en fils, toute la dynastie des Figaro, depuis Adam jusqu'à moi. Ne craignez donc point, monsieur, de m'accompagner en ce long voyage d'in struction, sinon d'agrément; mon histoire (je vous l'annonce dès à présent pour vous donner du cœur) est en même temps l'histoire de la comédie et, dans la comédie, celle du peuple.

Mais je pressens une objection. Vous me direz : « Mon ami, pour avoir des aïeux, il faut avant tout exister soi-même. Or tu n'existes pas; tu n'es qu'un personnage imaginaire né d'une fantaisie de poëte. Tu n'as pas plus de réalité que Tartufe ou Turcaret. » A cela je répondrais volontiers: Reste à savoir si Tartufe ou Turcaret ne sont pas des personnages aussi réels que tel dévot historique du siècle dernier ou tel traitant du nôtre. Mais un pareil argument ne suffirait qu'à vous, monsieur, et aux hommes d'imagination, c'est-à-dire au petit nombre. Il faut donc que je songe aux autres à qui je dirai très-humblement: Vous avez raison, Figaro n'est qu'un masque. Il sert un grand d'Espagne parfaitement inconnu qui n'est enregistré dans aucun armorial. Il médicamente deux valets galiciens, L'Éveillé et La Jeunesse, qui n'ont jamais été baptisés en Galice. Il dupe un docteur Bartholo dont le nom trivial (c'est un critique

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espagnol qui l'a dit) accuse chez l'auteur une ignorance bien coupable. Il quitte sa boutique de grand matin c'est le moment où il devrait faire ses barbes. Il joue de la guitare dans la rue : c'est le moyen d'attirer sur lui les huées de tous les galopins du quartier. Enfin il parle français, invraisemblance qui résume toutes les autres. C'est un Espagnol de fantaisie, un mannequin de carnaval qui revêt et recèle un enfant de Paris. J'admets toutes ces observations, je n'y trouve rien à redire. Mais si l'on veut bien retirer ces Pyrénées en toile peinte que Beaumarchais a tendues sur la scène comme un décor, ou plutôt comme un rideau; si l'on écarte le grand d'Espagne, le docteur et le notaire de convention, l'abbé Bazile et, avec eux, la jalousie, la guitare, l'échelle de soie, les travestissements, les romances, en un mot tout ce qui appartient au théâtre, tous les accessoires obligés des comédies de mon temps, si l'on déshabille enfin le barbier Figaro, ne restera-t-il rien de ce joyeux être? Le mannequin tombé, n'aurons-nous pas encore devant nous quelque chose : une vie, une âme, un homme de mon siècle, et, comme nous le disions tout à l'heure, un enfant de Paris? Eh bien! cet enfant de Paris que Beaumarchais a rencontré sur son chemin, qu'il a refait à son gré, vêtu à son goût, animé de sa vie et poussé sur la scène — c'est lui qui maintenant se présente à vous, mais pauvre, seul et nu, sans autre habit et sans autre esprit que le sien, c'est lui qui tient la plume. Que n'a-t-il, hélas! le style du maître : cette forme qui serre tant d'idées,

cette verve endiablée qui les lance coup sur coup, juste et droit; la vivacité, la souplesse, le souffle un peù haletant, bruyant, mais jamais épuisé; les ressources multipliées d'une langue étonnante, toute bigarrée, marquetée, mais d'une force et d'un éclat prodigieux; je ne sais quoi d'insolent et de pétulant, élégance délurée, trivialité pimpante, enfin l'audace, une audace d'esprit et de main que la fortune secondait presque toujours. Il n'a rien de tout cela, l'inconnu qui vous écrit de si loin, mais il dit ce qu'il sait et fait ce qu'il peut : que ce soit son éloge ou son excuse!

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