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je t'en supplie, de le tromper adroitement jour et nuit! »

Parmi les gens de Stalinon, je notai le scuisiniers dont l'un se distinguait des autres esclaves, roux pour la plupart (ils étaient, en général, étrangers), par le poil noir de sa barbe. Au temps de Plaute, les cuisiniers n'appartenaient point à la maison; on allait les louer au Forum pour les grandes occasions, les repas de noce. C'étaient d'affreux coquins: coquin est un diminutif de coquus.

« Aie soin, disait Olympion au maître queux qui amenait ses marmitons chez Stalinon, aie soin de maintenir tes buissons dans l'ordre.

Comment ? mes buissons? demandait le chef. Oui, tes buissons. Tout ce qu'ils touchent, ils l'arrachent, et si vous allez le leur reprendre, ils vous écorchent.

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C'est pourquoi un autre Romain nommé Ballion (presque tous les Grecs de Plaute étaient des Romains déguisés) s'étonnait qu'un de ces cuisiniers de louage, après avoir travaillé chez lui depuis une heure ou deux, ne lui eût encore volé qu'un cyathe et une

coupe.

Filouterie et forfanterie, tels étaient les signes particuliers de cette classe de serviteurs. Ce même cuisinier engagé chez Ballion lui demandait avec assu

rance :

<< Sont-ce tes ennemis ou tes amis que tu reçois? Mes amis, par Pollux !

Tant pis, reprenait l'habile homme. J'aimerais

mieux avoir affaire à tes ennemis, car je vais leur donner de si bons morceaux, qu'à chaque bouchée ils se mangeront les doigts.

Ce fanfaron disait encore :

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Quand mes casseroles fument, je les ouvre toutes, afin que l'odeur en monte au ciel : c'est le souper de Jupiter.

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Mais de quoi se nourrit Jupiter, demanda Ballion, les jours où tu ne fais pas de cuisine?

Ces jours-là, répondit le cuisinier, Jupiter va

se coucher sans souper. »

« Grâce à mon génie, disait un autre (un Grec celui-ci, mis en scène par Philémon), autant de convives, autant de dieux. J'ai trouvé le secret de l'immortalité; il n'est pas de mort que le seul fumet de ma main ne rappelle à la vie. »

Un autre s'écriait dans une pièce de Ménandre :

« Celui qui insulte un de nous n'échappe jamais au châtiment qu'il mérite, tant notre art a de sainteté. »

Ah! c'est que les cuisiniers, en Grèce, étaient de doctes gens; ils étudiaient à la fois la nature qui n'avait pas de secrets pour eux., et la philosophie du plaisir qui était alors une chose sérieuse; ils savaient leur Épicure sur le bout du doigt et se disaient poëtes, c'est-à-dire créateurs, témoin ce Sotéride dont il est parlé dans une comédie grecque. Il était au service de Nicomède, roi de Bithynie, qui désira un jour des sardines pour son souper; or ce prince résidait à douze journées de marche de la mer. Sotéride

promit pourtant des sardines pour le jour même. Et prenant des raves, coupées en tranches minces, aspergées d'huile pendant qu'elles cuisaient, poudrées de sel, parsemées de pepins de pavot noir, il les offrit à son souverain. Nicomède, dit l'auteur grec, mangea les raves et vanta les sardines.

Ainsi toute la troupe des esclaves (certains citoyens de Rome en nourrissaient des milliers remplissant dans leurs maisons et dans leurs terres une centaine d'emplois différents), les cuisiniers voleurs, l'écuyer obscène, le manant ignoble, la Pardalisque dégourdie et délurée à qui son maître offrait des souliers pour la séduire et un anneau d'or pour remplacer l'anneau de fer que portaient les pauvresses de sa condition; puis le groupe des servantes accompagnant la prétendue mariée et lui donnant des conseils perfides; enfin, dans l'ombre, la Casina, la jolie fille disputée et destinée jusqu'à la fin de la pièce à devenir une esclave de plaisir — j'avais tout cela devant les yeux, dans un tableau vivant que je vois encore. Je suis redevenu moi-même après ma longue rêverie; la multitude qui m'entourait s'est dispersée; les gradins, les portiques se sont évaporés, la scène est disparue mais la troupe servile est toujours là, devant moi, burlesque et douloureuse, avec ces grands masques tourmentés, ces larges bouches béantes, ce rire grimaçant, grinçant qui fait mal.

Et un pareil spectacle égayait les anciens! Ah! si Plaute nous avait montré un esclave de fantaisie, je

comprendrais leur gaieté; mais ce personnage fruste et grossier, tout d'une pièce, taillé à coups de hache dans le bois dur, était pris dans le monde, et si Plaute a dù le grossir pour le mettre en vue, sur ce théâtre immense, il ne l'a pourtant pas outré ni changé. L'esclave était un mercenaire perpétuel, disait un philosophe; un mercenaire qu'on ne payait point, un être sans feu ni lieu, sans foi ni loi, appartenant corps et biens à celui qui l'avait acheté, ne pouvant hériter, ni tester, ni posséder même, car son pécule, pauvres épargnes mises de côté par lui, sou par sou, ventre fraudato, c'est-à-dire en trompant sa faim, lui pouvait être enlevé par son maître! Une pauvre vieille dont parle Plaute avait pour tout pécule un coq! L'esclave ne pouvait se marier; n'avons-nous pas vu le Prologue de la Casina forcé de justifier en public le mariage d'Olympion? Si on lui donnait une femme, ce ne pouvait être qu'une concubine; il y avait un mot spécial pour désigner ces unions, le contubernium; un mot spécial pour désigner l'enfant qui pouvait en naître, le verna; un mot spécial pour désigner la langue que parlerait cet enfant, le vernaculum. Ainsi de famille pour ces malheureux, pas de patrie même; deux esclaves, dans Plaute, au retour d'un voyage, s'écriaient en touchant terre : «< Salut, patrie de mon maître ! » En un mot, c'était une race inférieure, née d'une autre fange, quelque chose comme le soudra indien sorti non de la bouche de Brahına, ni de son bras, ni de sa cuisse, mais de son pied, et par cette rai

pas

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son, condamné aux travaux forcés jusqu'à la mort. L'esclave n'existait pas civilement, n'avait aucun recours contre son maître, n'était appelé en justice que pour être mis à la question; on ne pouvait lui confier aucune fonction dans l'État, on ne l'employait même pas à la guerre, comme soldat, pour tuer ses semblables. Il fallait d'énormes dangers publics (la déroute de Cannes, par exemple) pour qu'on daignât lui mettre une pique, une hache à la main, et lui permettre de sauver Rome. Assimilé aux bêtes (encore comme le soudra dont la vie présente ne comptait pas plus que celle d'un hibon, d'un chat ou d'une grenouille), il passait aux champs pour une tête de bétail. Aux termes d'une loi connue, celui qui avait tué le bœuf ou l'esclave d'un autre devait en payer le prix; il y avait des prix réduits pour les esclaves infirmes. L'esclave et le bœuf étaient nourris tant qu'ils pouvaient servir, l'économie bien entendue ne conseillant pas de les laisser mourir de faim. Quand ils n'étaient plus bons à rien, l'économie bien entendue ne conseillant pas de les garder, on les vendait comme une charrue hors de service. Dans les maisons, tel esclave (le portier entre autres) était traité comme le chien, son compagnon de chaîne, avec lequel il ne devait pas être en trop bons termes : c'est un précepte de Caton. Ce même Caton, sous un nom étranger, faisait le commerce d'hommes, achetant et formant pour la servitude des enfants qu'il revendait. Il dressait des esclaves, comme on dresse des chiens et des chevaux, les parquait comme dans des haras,

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